Notre-dame-de-lourde-créateur-francois-partie-01 et 2

Notre-dame-de-lourde-créateur-francois-partie-01 et  2

Il y a quelquefois des inspirations obscures et suspectes, dont il est douteux de quel esprit elles procèdent. Quelle précaution on doit avoir à cet égard. Quelques instructions pour les examiner et les reconnaître. De la vie singulière de quelques person


Il y a quelquefois des inspirations obscures et suspectes, dont il est douteux de quel esprit elles procèdent. Quelle précaution on doit avoir à cet égard. Quelques instructions pour les examiner et les reconnaître. De la vie singulière de quelques person

 Le capital, et comme le fondement de toute la doctrine du discernement des esprits, sur lequel sera appuyé tout cet ouvrage, consiste non-seulement à distinguer les bonnes inspirations des mauvaises, comme nous l'avons remarqué ci-dessus, mais encore à discerner celles qui sont incertaines et douteuses, et à assigner chaque mouvement de l'âme à l'esprit duquel il procède véritablement. Cette sentence de Salomon est célèbre (Prov. 14. 12.) : Il y a une voie qui paraît droite à l'homme, et sa fin néanmoins conduit à la mort. Car l'amour-propre aveugle tellement l'esprit de quantité de personnes, qu'ils pensent, par une fausse persuasion, marcher sûrement dans la voie de leur salut, lorsqu'ils se sont jetés, comme par une ardente course, dans la voie de leur perte.

    Il y aussi quelquefois tant de proximité et de rapport entre quelques vertus et quelques vices, qu'il arrive souvent qu'on embrasse la colère pour le zèle, l'obstination pour la constance, et l'amour de soi-même pour l'amour de Dieu. Cette erreur s'entretient par l'application qu'a la chair aux choses qui lui conviennent, par les troubles et les agitations que les cupidités suscitent, et par la faiblesse et l'ignorance de l'esprit. Il arrive par là que nous prenons les ténèbres pour la lumière, la lumière pour les ténèbres; que nous changeons en amer ce qui est doux, et en doux ce qui est amer. Ces incertitudes et ces obscurités où nous vivons, sont un profond abîme que nul homme ne peut pénétrer sans la grâce de Dieu. Il est donc nécessaire que nous considérions toujours par quel mouvement et quelle impression nous sommes conduits. Saint Grégoire-le-Grand nous enseigne qu'il faut employer à cela deux sortes de soins (Hom. 5. in Ezech.): Le premier est de ne nous point porter à ce que nous faisons par l'inclination manifeste de notre chair, et de ne point laisser séduire notre âme de telle sorte par de mauvaises pensées, qu'en connaissant le mal elle ne laisse pas de le suivre. Le second soin que nous devons apporter est de prendre garde que les inclinations de la chair ne se cachent et ne se déguisent adroitement en se revêtant de l'apparence des inclinations spirituelles, et qu'ainsi notre cupidité ne nous représente comme des vertus les fautes que nous faisons. Sur quoi il est important de savoir que les fautes sont d'autant plus grandes qu'elles imitent les vertus par une surface trompeuse : parce que les fautes que l'on connaît manifestement donnent de la confusion et attirent à la pénitence ; au lieu que celles qui sont cachées sous des apparences spécieuses de vertu, ne sauraient humilier et ne sauraient porter à la pénitence, mais causent plutôt une pernicieuse élévation à ceux qui les commettent, puisqu'il les prennent pour des vertus. Cette observation de saint Grégoire nous montre qu'il est besoin d'examiner, avec une très soigneuse recherche, tous les mouvements de notre âme, de crainte que nous n'embrassions le mal pour le bien, ou que nous ne rejetions le bien comme si c'était un mal. Ce sont deux extrémités également pernicieuses de fermer à Dieu la porte de notre coeur, pensant que ce soit le démon, et de l'ouvrir à cet ennemi en croyant que ce soit l'esprit de Dieu. Or, quelque esprit que ce soit qui frappe à la porte de notre coeur, il ne lui faut pas donner entrée facilement; mais il faut que nous imitions la prudence des justes en examinant avec beaucoup de vigilance et de soin tous les instincts et tous les mouvements de notre coeur, principalement ceux où il y a de l'obscurité, et dont nous avons sujet de douter quel est le principe dont ils procèdent. Et pour en faire le discernement et se garantir de toute erreur sur ce sujet, il sera utile de considérer les avertissements qui suivent.

    1. Tout ce qui paraît venir de la nature, quoique bon en soi, doit être suspect. Quand donc nous sommes portés à quelque bien, si la partie inférieure le désire, nous devons aussitôt réprimer l'impétuosité de notre désir, et après l'avoir réprimée, nous devons entreprendre ce bien par la pure disposition de notre raison, et par une volonté qui soit précédée et dominée de la grâce. Car si nous mêlons un bien qui nous a été inspiré de Dieu, des sentiments et des inclinations de la nature, la complaisance que nous y prenons par notre amour-propre, infecte la pureté de la vertu, et obscurcit sa lumière.

    2. L'instinct par lequel la volonté se meut sans qu'il eut été précédé par aucune image que l'imagination ait produite, ou par aucune opération de l'entendement, est le plus assuré de tous. Et cela arrive lorsque Dieu éclaire l'entendement dans le même instant qu'il remue et pousse la volonté en ce qu'elle a de plus intérieur et de plus intime. Or, il n'appartient qu'à Dieu seul de remuer et de changer ainsi intérieurement la volonté, parce qu'il peut la porter efficacement à tout ce qu'il veut, comme l'enseigne saint Thomas (1. p. qu. III. art. 2.) après saint Augustin. Un Ange peut mouvoir la volonté par le dehors et inefficacement, soit en proposant les objets, soit en excitant les passions. Je ne veux pas dire que la volonté puisse recevoir une impression et un mouvement sans que l'entendement agisse en aucune sorte, mais seulement sans qu'il agisse en sa manière naturelle et accoutumée. Mais c'est une question célèbre, qui n'appartient point à notre sujet, de savoir si dans un ravissement de l'âme, la volonté peut exercer un acte d'amour, sans quelque connaissance qui le précède, ou si l'entendement se peut porter vers son objet sans aucune application aux images que l'imagination a de coutume de lui présenter.

    3. Toute impulsion qui porte à entreprendre le gouvernement des âmes, est douteuse et incertaine, et ne doit être admise qu'avec crainte et avec tremblement. 
Et pour en éviter le péril et entrer sûrement dans les dignités, il ne faut point admettre ces sortes de mouvements, si ce n'est par une révélation spéciale de Dieu, ou pour obéir à ceux à qui l'on ne peut résister, ou pour déférer au conseil d'un homme saint et prudent qui connaisse parfaitement tous les dangers où cet état de la charge des âmes expose.

    4. Il arrive quelquefois que les grâces et les consolations spirituelles vont jusqu'au corps et aux sens, selon cette parole du Prophète Roi (Psal. 83. 3.1) : Mon coeur et ma chair sont dans des transports de joie pour le Dieu vivant. Car comme le corps participe à la langueur et à la tristesse de l'âme, il faut aussi qu'il ait quelque part aux douceurs intérieures qu'elle ressent, par une espèce de réfusion. Dieu accorde cette consolation sensible principalement à ceux qui sont imparfaits, afin que cette douceur se répandant en l'une et l'autre partie, les retire plus facilement des consolations de la terre. Il faut néanmoins reconnaître que ces sortes de douceurs sont sujettes aux illusions et aux séductions de l'esprit malin. Et c'est de là que sont venus les désordres si honteux des Illuminés et des Begardes.

    Saint Bonaventure enseigne (De processu Relig. tr. 7. c. 8.), que quelquefois des personnes trompées par les esprits séducteurs ou par leurs imaginations propres, se figurent que Jésus-Christ leur apparaît, ou sa très glorieuse Mère, en sorte qu'ils reçoivent par ces apparitions des douceurs et des consolations proportionnées à leur chair, pendant que leur esprit est rempli de consolations spirituelles. Et ce saint Docteur dit, qu'on est assuré qu'il n'est pas seulement faux que ces consolations et ces douceurs, qui sont dans les sens, viennent de Notre-Seigneur ou de sa sainte Mère, mais que c'est un blasphème très criminel de le dire.

    5. Lorsque l'on est poussé par un mouvement intérieur à faire quelque chose, il ne faut pas seulement examiner si les actions auxquelles on est porté sont bonnes ou mauvaises et conformes aux commandements de Dieu et de l'Eglise, mais encore si elles conviennent à la condition et à l'état où l'on est, ou si elles ressentent la singularité, la superstition ou la légèreté. Car l'Esprit de Dieu est solide, et son opération est proportionnée et mesurée à la lumière et à la grâce de l'âme en laquelle il agit. Celui qui est assez téméraire pour ne se point arrêter à cet ordre et à cette règle qui doit être dans les choses, s'expose à une infinité de périls.

    Il ne faut pas aussi considérer les actions et les paroles en elles-mêmes, ni les rapporter aux exemples des saints pour les justifier ; mais il faut les considérer par le principe ou par le motif pour lequel on agit et on hurle comme l'on fait. Car quoique saint Martin ait dit étant proche de mourir : Seigneur, si je suis encore nécessaire à notre peuple, je ne refuse pas le travail ; néanmoins saint Philippe de Néri, ni saint François de sales n'ont pas osé tenir le même discours. Ce grand Saint le fit par un mouvement de charité ; et ces autres Saints s'en sont abstenus par un sentiment d'humilité.

    Saint François, en une autre rencontre, feignit d'être fou, afin de se faire mépriser ; et en une autre rencontre il présenta sa robe à baiser, afin de se faire honorer, non pas à la vérité pour lui-même, mais pour faire que l'on honorât Dieu en sa personne.

    Saint Hilarion ne voulait jamais laver son cilice ; et saint Bernard, au contraire, désirait et recommandait la netteté.

    Afin donc de porter en ces rencontres un jugement équitable, il faut examiner par quel esprit chacun est conduit ; sur quel principe on s'appuie; quel est le motif immédiat et propre de ce que l'on dit et de ce que l'on fait.

    6. Les mouvements qui portent à embrasser une vie singulière et à des actions qui sont hors de la coutume et de l'usage, doivent être suspects. Car il n'y a rien que 
les saints Pères condamnent plus ordinairement que la singularité, principalement en ceux qui vivent dans la profession religieuse. Le Patriarche des Religieux, saint Benoît, a établi dans sa règle pour le huitième degré de l'humilité (Regulae, c. 7.), que le religieux ne fasse rien que les choses auxquelles il est exhorté par la règle commune du monastère, et par les exemples des premiers Pères de la vie monastique.

    Nous voyons aussi dans Cassien (Lib. I. Instit. c. 3.), qu'il fut résolu par le commun consentement des anciens religieux, que la vie singulière était dommageable, et qu'elle avait plutôt une apparence de vanité que de vertu. Et les raisons des défauts qui se rencontrent dans la singularité se doivent prendre premièrement de la douce conduite de la Providence divine, qui a établi une voie commune pour tous ceux qu'elle a résolu de sauver, et qui conduit pour l'ordinaire tous les hommes par un chemin aplani, droit et frayé. Secondement, le défaut qui est dans la singularité vient de la malice de Satan qui pousse les hommes à des choses nouvelles, curieuses et inusitées, par lesquelles ils tâchent d'attirer l'admiration et d'obtenir une réputation de sainteté. Et cet ennemi fait passer les bornes que nos Pères nous ont prescrites, afin de nous éloigner des vertus solides, et nous pousser dans la vanité. Troisièmement, le défaut qui se rencontre dans la singularité procède aussi de la propre dépravation de notre nature, qui nous fait désirer de paraître par-dessus les autres par des actions singulières, et de n'être point comme les autres hommes. Quatrièmement, on doit juger du défaut des singularités par la qualité même des choses singulières, lesquelles étant rares se peuvent moins connaître, et sont plus sujettes par conséquent aux illusions et aux tromperies. Néanmoins à cause qu'il est constant par l'Écriture sainte et par l'expérience, que l'Esprit de Dieu pousse quelquefois à ces sortes d'actions merveilleuses qui surpassent la voie commune d'agir, il ne faut pas être si prompt à condamner les mouvements qu'on en peut avoir.

    Dieu commanda à Abraham d'immoler son fils (Gen. 22. 2.), à Isaïe d'aller nu par les places publiques(Isa. 20. 2.). Il inspira à Élie de demander que le feu du ciel vînt consumer les cinquante hommes d'armes que le roi Ochozias lui avait envoyés (4. Reg. 1. l0.). Il a poussé quelques martyrs à se jeter dans les flammes pour la foi. Il a porté ces deux saints Daniel et Siméon qu'on appelle Stylites, à passer leur vie sur une colonne. Et il a ainsi porté plusieurs autres Saints à des choses singulières qu'il faut admirer, et ne pas imiter.

    Or nous reconnaîtrons que ce mouvement qui porte à des choses extraordinaires et merveilleuses vient de Dieu, si les personnes qu'il y appelle ont une éminente sainteté. Car ces inspirations extraordinaires, quand elles viennent de Dieu, tendent toujours à une extraordinaire sainteté, et à faire acquérir les vertus intérieures de l'âme en un degré héroïque.

    C'est une marque d'être poussé par l'esprit de Dieu que de supporter avec une extrême patience toutes les adversités, parce que le vrai esprit et le vrai caractère de la religion chrétienne consiste à supporter patiemment tout ce qui afflige. Et le principal exercice de cette divine religion est de crucifier le vieil homme et de le réduire à rien.

    Il faut aussi examiner la qualité du mouvement par lequel un homme est poussé aux choses les plus grandes et les plus hautes. Car ce mouvement est quelquefois si fort et si efficace, qu'il tire et emporte l'esprit et le coeur, comme nous en avons un exemple si éclatant et si admirable dans la conversion de saint Paul.

    Enfin quand le mouvement qui nous pousse à quelque entreprise vient de Dieu, il conserve la paix et la tranquillité du coeur, à cause que Dieu a établi sa demeure dans la paix, comme dit le Prophète Roi(Psal. 75. 3.).

    Mais il n'est permis à personne d'aspirer à ces oeuvres relevées et extraordinaires, si l'on ne sent en soi le témoignage du Saint-Esprit, par lequel on y soit appelé et attiré, et par lequel on soit instruit au dedans, que c'est très certainement par l'esprit de Dieu qu'on est poussé.

    Enfin pour former un jugement équitable de l'âme qui est remuée en cette manière, il faut reconnaître où la lumière de la grâce habite (Job. 38. 19.), et par quelle voie Dieu la dispense parmi les hommes ; ce qui ne se peut faire sans l'esprit de Dieu, que nul ne saurait avoir s'il ne possède Dieu lui-même, et s'il n'est possédé de Dieu.

    Mais parce que ce don ne se rencontre qu'en peu de personnes, il faut prendre garde à ne pas donner avec témérité son jugement d'une voie particulière par laquelle le Saint-Esprit tire à soi singulièrement un homme qu'il aime. Il faut plutôt se contenter d'adorer les jugements de Dieu dont l'abîme est impénétrable, et lui demander avec des prières instantes, qu'il lui plaise de donner le bon esprit aux hommes, parce que l'esprit pénètre tout, et même ce qu'il y a en Dieu de plus profond et de plus caché (1. Cor. 2. 10.). La lumière, dit saint Grégoire (Lib. 29.Mor. c. 12), est dispensée selon la volonté de Dieu en la vie présente, parce qu'on ne l'a pas toujours pour l'intelligence de toutes choses. Car lorsque nous comprenons une chose comme elle est, et que nous en ignorons une autre, nous voyons du côté que la lumière est répandue, et de l'autre côté nous demeurons dans les ténèbres.Mais quand notre âme étant élevée dans le ciel et unie à Dieu sera pleinement éclairée de toutes parts, alors nous ne serons plus partagés entre la lumière et les ténèbres.

    7. Ceux que l'esprit de Dieu meut et fait agir (Rom. 8. 14.) ont une certaine expérience de sa providence et de sa volonté vers eux, et ils connaissent que Dieu ne leur impose qu'autant de charge qu'ils ont de force pour la supporter. Mais ceux qui mettent leur espérance en leurs propres forces (ce qui arrive indubitablement vu par leur propre esprit ou par l'esprit de Satan ), éprouvent un combat qui surpasse leurs forces. Car Dieu est fidèle et ne permet point que nous soyons tentés au delà de ce que nous pouvons ; mais en permettant la tentation, il nous en fait tirer du fruit, en sorte que nous la pouvons supporter (1. Cor. 10. 13.).

    Saint Ephrem explique cette vérité par cette comparaison qui est très propre. Si, dit-il (Tract. de patient. to. I.), les hommes, qui n'ont que peu d'entendement et peu d'esprit, savent néanmoins éprouver et reconnaître combien les bêtes, comme les mulets ou les chameaux, peuvent porter de charge, et s'ils ne leur en donnent qu'à proportion de leurs forces : combien Dieu, dont la science et l'intelligence sont incompréhensibles et ineffables et qui est plein de sagesse, sait-il de quelles épreuves et de quelles tentations ont besoin les âmes qui se proposent de luii plaire ? Mais quant à ceux qui ont trop de confiance en eux-mêmes, Dieu permet qu'ils cèdent aux tentations et qu'ils soient vaincus, afin qu'ils apprennent à ne se point élever, mais à vivre dans la crainte (Rom. 11. 20.).

    8. Les opérations de Dieu dans l'âme et la joie intérieure qui en procède, ne sont pas de longue durée ; parce que l'âme éclairée de la lumière divine revient bientôt à elle-même et retombe dans les ténèbres qui sont propres à l'état de faiblesse où elle est. C'est pourquoi l'on doit tenir pour suspect l'esprit de ceux qui se glorifient de jouir toujours d'une actuelle union avec Dieu.

    Nous lisons dans l'Apocalypse qu'il se fit un silence dans le ciel d'environ une demi-heure (Apoc. 8. 1.). Ce qui signifie, selon Haymon et Anspert, la courte durée du repos que Dieu accorde aux Saints en cette vie. Saint Grégoire enseigne la même chose sur ces paroles de Job (Job. 4. 15.): Un esprit passa devant moi, et tout mon poil se hérissa. Cet esprit, dit-il (Lib. 5. Mor. c. 23.), ne s'arrête point, mais ne fait que passer ; parce qu'après que notre contemplation nous a découvert la lumière d'en-haut, à laquelle nous aspirions avec ardeur, aussitôt notre faiblesse nous la cache. Car en cette vie, quelque progrès que l'on ait fait dans la vertu, on sent toujours néanmoins sa corruption.

    A la vérité nous lisons dans la vie de quelques hommes d'une haute sainteté, qu'ils ont eu avec Dieu une intime union durant plusieurs heures ou même plusieurs jours. Mais cela est très rare, et n'a été accordé qu'à très peu de personnes. On en trouve aussi qui s'unissent à Dieu très facilement toutes les fois qu'ils se séparent des choses extérieures et qu'ils se recueillent en eux-mêmes. Mais cela est différent d'une union égale et continuée, comme il y a de la différence entre pouvoir parler à un Prince toutes les fois qu'on en a envie, et lui parler effectivement toujours. Le Verbe divin s'en va et revient quand il lui plaît, comme pour nous visiter avec une extrême vigilance, et nous éprouver aussitôt par une absence soudaine : en sorte qu'il donne sujet à l'âme de lui dire dans l'ardeur de son désir, comme fait l'Epouse sainte dans le Cantique (Cant, 2. 17.):Revenez, revenez, mon bien-aimé. Le grand saint Bernard ami de l'Époux, ayant éprouvé en soi-même cette vicissitude de visites et d'absences, d'éloignements et de retours du Verbe divin, s'étend à les expliquer en cette manière (Ser. 74. in Cant. n. 3. 4.). Donnez-moi une âme que le Verbe son époux ait accoutumé de visiter souvent, à qui la familiarité donne de la hardiesse, le goût de la faim, et le mépris de toutes choses du repos ; et je ne différerai point de lui attribuer la voix et le langage d'une épouse, et de lui en donner aussi le nom : et je croirai qu'elle aura part à cette parole : Revenez, que j'explique maintenant. Car elle témoigne sans doute qu'elle a mérité la présence de celui qu'elle rappelle ainsi, quoique peut-être elle n'ait pas été digne d'une aussi abondante communication de ses grâces qu'elle la pouvait désirer. Car si elle ne les avait point du tout méritées, elle ne serait pas en état de rappeler ce divin Époux : mais elle ne ferait que commencer à l'appeler comme n'en ayant point encore été visitée. Cette parole : Revenez, signifie le retour de celui qu'on a déjà possédé : et il ne s'est peut-être retiré, qu'afin de se faire rappeler avec un plus ardent désir, et de se faire posséder avec plus de constance et de force. Car lorsqu'il feignit de se vouloir éloigner de ses disciples qu'il rencontra sur le chemin d'Emmaüs, ce n'était pas qu'il en eut envie, mais c'est qu'il voulait leur faire dire de tout leur coeur : Demeurez, Seigneur, avec nous, parce qu'il est déjà tard (Luc. 24. 29.). Ce Verbe divin ne cesse donc point de pratiquer continuellement cette feinte charitable, où plutôt cette dispensation salutaire de son absence et de son retour vers l'âme qui lui est toute dévouée. Il veut qu'elle l'arrête au moment de son passage, qu'elle le rappelle quand il s'éloigne. Car on peut rappeler ce Verbe divin, puisqu'il a dit : Je m'en vais, et je reviens à vous (Joan. 14. 28.), et qu'il a dit aussi : Encore un peu de temps, et vous ne me verrez plus ; et encore un peu de temps, et vous me verrez (Ibid. 16. 17.).

    9. Il arrive quelquefois qu'il se mêle des erreurs et des défauts dans les inspirations saintes et divines ou par le vice de la nature, ou par la tromperie du démon, tout de même que notre esprit tire quelquefois de fausses conclusions de principes qui sont véritables. Nous en avons un exemple dans l'Ecriture sainte. Car saint Augustin estime que la foi et la dévotion de Jephté vinrent d'un mouvement de l'esprit de Dieu, mais non pas le voeu par lequel il croyait s'être obligé d'immoler sa fille (q. 49. in Jud. Judic. 11.).

    Saint Grégoire et les autres auteurs témoignent que la révélation qui fut faite à Eliphaz Thémanite, dont il est parlé dans le livre de Job (Job. 4. 12.), fut véritable, mais qu'il en abusa contre ce saint homme en l'accusant d'ètre méchant.

    Cassien (Coll. 2.) rapporte aussi les chutes déplorables de plusieurs, qui leur étaient misérablement arrivées après avoir vécu longtemps dans les travaux et les saints exercices du désert à cause de leur ferveur indiscrète. D'où il conclut très sagement, qu'il faut soumettre à l'examen et au jugement des plus anciens et des plus sages, toutes les pensées dont on se trouve occupé, et qu'il faut acquiescer à leurs sentiments et à leurs décisions.

    10. Il ne semble pas que l'esprit de ceux qui s'imaginent être sans aucune interruption dans les délices spirituelles, vienne de Dieu. Car cette jouissance continuée des joies de l'âme est de la patrie céleste, et non pas de cet exil où nous vivons. C'est pourquoi il faut faire une plus soigneuse recherche de la vie et des moeurs de ces personnes. Il Faut s'enquérir si diverses afflictions les ont éprouvées, comme le feu éprouve l'or ; si ces délices de l'âme ont pour leur effet de les faire avancer de plus en plus dans la vertu ; si elles s'affermissent davantage par là dans l'humilité. Que si l'on ne reçoit point ou très peu de fruit de ces sortes de délices spirituelles, certainement elles ne peuvent pas être exemptes de soupçon.

    Il faut aussi avoir pour suspect celui qui veut faire croire que l'état d'un autre lui est connu par une révélation, si ce n'est que sa vertu soit bien reconnue, et que cette révélation dont il se fait fort, ne soit point sans fruit, mais tende à la gloire de Dieu, et au salut du prochain.

    11. Ceux qui croient et se vantent qu'ils ont reçu dans une vision une couronne de roses ou un anneau, ou un collier par Notre-Seigneur Jésus-Christ, ou par un Ange, ou par la Sainte Vierge, doivent être rejetée comme étant trompés par les fictions de leur imagination propre, ou par les artifices de Satan, s'il ne sont dans une vie très sainte et très parfaite. Il faut dirs la même chose des stigmates, qu'on est assuré par quelques exemples pouvoir être feints par les démons.

    La facilité à être ravi en extase doit aussi être suspecte, principalement si elle arrive dans des lieux publics, et que les personnes, qui sont ainsi ravies ; soient d'un naturel ardent.

    Quant à ce que l'on doit penser de ceux qui disent que Dieu se répand dans la substance de l'âme d'une façon singulière, et qu'il y opère, en faisant cesser tout à fait toutes les opérations de l'entendement et de la volonté, et ce que c'est que cet écoulement de Dieu, et autres semblables prétendus effets qu'on exprime par des termes inusités, et par des idées que l'on veut donner d'opérations extraordinaires et inconnues, nous en parlerons peut-être quelque autre part, si c'est la volonté de Dieu, de nous continuer la vie et de nous en rendre capables.

    12. A cause qu'il y a divers genres de larmes, et qu'elles viennent de diverses sources, comme Cassien, saint Jean Climaque et les autres Pères l'ont observé 
(Coll. 9. c. 28. Grad. 7.), ce n'est pas une des moindres parties de la prudence spirituelle de savoir et de discerner quel est leur véritable principe, à quelle fin elles tendent, et par quel esprit elles sont excitées. Car, premièrement, elles peuvent venir d'un naturel doux et tendre, qui, se portant facilement à des sentiments de compassion, fait répandre des larmes aussitôt qu'il se présente quelque objet propre à donner de la tristesse ou de la pitié.

    Secondement, les larmes peuvent venir de l'artifice du démon qui remue les humeurs et qui attendrit le coeur des personnes d'une complexion à être aisément attendries, afin qu'elles trompent les autres par une apparence de sainteté, et afin de les tromper elles-mêmes, quoiqu'elles soient dans des désordres, et que les pleurs qui leur arrivent ne soient point une détestation de leurs péchés, mais ne procèdent que de quelques dommages temporels, et de quelque confusion que leur mauvaise vie leur attire. Les pleurs et les cris d'Esaü, dont parle l'Apôtre (Heb. 12. 17.), ne vinrent que de ce principe, puisqu'ils ne purent obtenir de son père qu'il révoquât la bénédiction qu'il avait donnée à Jacob. Car Esaü était bien éloigné de pleurer pour ses péchés, puisqu'il formait le dessein de tuer son frère. Mais il était affligé seulement de ce qu'il avait abandonné son droit d'aînesse par une vente honteuse, et qu'il ne pouvait le recouvrer.

    En troisième lieu, le Saint-Esprit excite à pleurer, en nous faisant demander avec des gémissements ineffables (Rom. 8. 26.). Et c'est ce don des larmes qui a tant été loué par les saints pères, et que l'on peut demander à Dieu, afin qu'il lui plaise d'amollir la dureté de notre coeur et en faire sortir des eaux par lesquelles nous puissions noyer nos péchés, comme Moïse fit sortir des eaux du rocher en le frappant de sa verge. De ces larmes que l'on peut ainsi répandre, saint Grégoire-le-Grand (Lib. 3. Dial. c. 34.) n'en reconnaît que de deux sortes qui soient salutaires, les unes qui viennent de la crainte, et les autres de l'amour. Mais saint Bernard (Ser. 3. de Epiph.) en a remarqué jusqu'à trois, savoir les larmes de la dévotion, les larmes de la pénitence et les larmes de la compassion fraternelle. Il ne faut avoir aucun égard à celles qui ne viennent que de la disposition de la nature : car pour l'ordinaire elles sont stériles et tarissent aussitôt. Quant à celles qui sont excitées par le démon, elles ne tendent qu'à porter à l'hypocrisie et à l'orgueil, et qu'enfin à perdre les âmes. Les démons séduisent les pécheurs par la facilité de pleurer, afin de les jeter par là dans cette erreur si pernicieuse, que la contrition ne leur manquera pas dans les derniers moments de leur vie.

    J'ai vu autrefois un homme endurci dans le péché, à qui l'on voyait répandre des larmes en abondance, lorsqu'il entendait parler de l'extrême péril où il était, sensiblement touché de son déplorable état ; et néanmoins il n'avait aucun dessein de s'abstenir de ses désordres dans le temps même qu'il les pleurait.

    Il faut donc bien prendre garde à ne faire pas tant de fondement sur ces larmes, que sur le motif qui les fait répandre, auquel on doit principalement faire attention. Et si Dieu donne cet arrosement, et qu'il soit du genre de ces pluies volontaires qu'il réserve pour son héritage, il faut user de ce don céleste avec une très fidèle reconnaissance. Mais on doit se souvenir que selon la parole de Dieu, tout sacrifice doit être assaisonné de sel, c'est-à-dire accompagné de discrétion. Et l'on doit éviter deux extrémités, l'une de la complaisance et de l'arrogance, pour ne se point trop complaire dans ses larmes, et ne s'en point élever, et ne juger point par là de sa propre sainteté et de son progrès spirituel ; l'autre de découragement et de défiance, pour n'avoir point la pensée qu'il ne faut plus espérer de perfection ni de salut si l'on est privé de ces larmes. L'abondance des larmes ne rend personne saint, et le défaut des larmes ne rend personne pécheur.


08/02/2012
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