Notre-dame-de-lourde-créateur-francois-partie-01 et 2

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HISTOIRE DE S. JEAN CHRYSOSTOME


HISTOIRE DE S. JEAN CHRYSOSTOME

I. J'entreprends une oeuvre difficile, impossible peut-être à ma faiblesse, mais pourtant, si elle est bénie, féconde en précieux résultats pour la gloire de Dieu, l'honneur de son Église et le salut des âmes.

Je me propose de retracer les actions et les vertus admirables de l'illustre et bienheureux Jean, prêtre d'Antioche, archevêque de Constantinople et docteur de l'Église.

Je veux redire ce que fit pour la gloire de Dieu, pour le triomphe de la religion et le salut éternel des hommes, ses frères, cet ascète consommé, ce prêtre, ce pontife, ce grand docteur, ce sage interprète des livres sacrés, cet orateur inimitable, ce défenseur intrépide du peuple et des droits de l'Église, ce confesseur et ce martyre, cet homme merveilleux enfin, qui, par une éloquence. plus qu'humaine, par sa foi vive, son zèle ardent, par une charité, et une patience à toute épreuve, se fit un nom qui a traversé les siècles, et mérita les deux plus beaux titres de gloire que puissent jamais ambitionner les hommes, le titre de saint et le surnom glorieux de Chrysostome.

Soit qu'on étudie sa vie publique ou privée, soit qu'on le considère au milieu du monde, chez sa mère, environné de ses amis, ou sur les bancs des écoles; soit qu'on le suive sur les montagnes d'Antioche, parmi les ascètes, au sein de la solitude et du désert; soit qu'on l'écoute parlant du haut de la tribune sacrée, expliquant au peuple les divines Écritures, attaquant le paganisme, confondant l'hérésie, ou foudroyant les désordres par ces traits d'éloquence qui faisaient tressaillir des milliers d'auditeurs toujours plus empressés de l'entendre; soit enfin qu'on l'envisage environné de faveurs et d'applaudissements, ou en butte aux calomnies et aux persécutions, triomphant des fureurs de l'envie dans la ville impériale, ou accablé de misères dans l'exil cruel où il meurt, sa vie est également belle et admirable : c'est toujours la vie d'un grand génie, celle d'un apôtre et d'un saint.

Sous quelque point de vue qu'on envisage la vie de cet homme merveilleux, il n'est personne qui ne puisse y trouver de grandes leçons et de salutaires exemples. le prêtre, un modèle de charité, de zèle éclairé, de courage et de généreux dévouement, le religieux, un exemple de détachement, de mortification et de piété fervente. Il apprend aux riches et aux puissants de la terre lè mépris des richesses, l'utilité et la nécessité de l'aumône; aux pauvres, il prêche la patience, la soumission aux ordres de la Providence, le prix inestimable de la pauvreté s'ils veulent bien la comprendre. Défenseur du faible et de l'opprimé, protecteur des vierges, des orphelins et des veuves, il menace des châtiments divins les injustes oppresseurs; il frappe le vice de tous les foudres de son éloquence; il sait relever aux yeux des hommes le pris de la souffrance et du malheur, et jamais peut-être la vertu ne parut plus belle, plus aimable que dans sa personne et dans les nombreux éloges sortis de sa bouche.

Tel est le héros chrétien, le saint illustre dont je vais essayer de retracer l'histoire.

Mon entreprise, à raison des grandes difficultés qu'elle présente, pourra paraître téméraire; mais la bonne volonté qui m'anime me justifiera, sinon aux yeux des hommes, du moins à ceux de Dieu.

Daigne le Seigneur bénir mon humble travail; puisse aussi le saint docteur dont j'écris la vie, m'obtenir grâce, lumière et force, et accorder à mes faibles efforts un sourire de complaisance et de bénédiction !

II. L'orage violent qui, pendant trois siècles, n'avait cessé d'agiter l'Église de Jésus-Christ sans pouvoir l'abattre, était passé; le sang de tant de millions de martyrs immolés par la barbarie avait crié vers Dieu; sa voix avait été enfin entendue et le sensualisme païen était vaincu.

Le quatrième siècle de l'ère chrétienne s'était ouvert, sous les plus heureux auspices : non-seulement le souffle ales persécutions était tombé, mais la croix triomphante avait brillé dans les airs, et le grand Constantin, vainqueur du tyran Maxence, était assis sur le trône des Césars. Sous ses yeux, et même par ses soins, des églises magnifiques, de vastes basiliques s'élevaient de toutes parts; les saints mystères, les fêtes chrétiennes étaient célébrées publiquement; le repos du dimanche était décrété, et les biens, patrimoine des pauvres, restitués aux églises; les opérations magiques, l'oppression des femmes, des enfants et des esclaves, les honteux mystères du paganisme étaient réprimés, et les évêques, environnés de respect, et de faveurs, pouvaient enfin se réunir en concile et s'occuper publiquement des intérêts de la société chrétienne. Tout faisait espérer pour l'Eglise de Dieu de longues années de paix et de prospérité : il n'en fut pas ainsi.

Constantin mourut en 1037, laissant l'Empire à ses trois fils, Constantin, Constance et Constant. Tons les trois portèrent son sceptre et ceignirent sa couronne, mais ils n'eurent ni sa valeur dans les combats, ni son habileté dans les affaires, ni surtout son respect pour la religion. La piété des fidèles s'était attiédie pendant la paix; quelques membres du clergé, séduits par l'appât de l'or et des honneurs, oubliaient leur sainte vocation, et l'orgueil de la raison humaine nourrie d'un mélange de polythéisme, de judaïsme et de philosophisme, s'était révolté contre les saints mystères de la foi. L'ère du martyre était passé pour faire place à l'ère des vains sophismes et des discussions. L'on vit bientôt surgir une multitude de schismes et d'hérésies qui mirent la religion dans un péril tout voisin de la mort. Mais, comme il arrive toujours, Dieu n'abandonna pas son Église; à côté du mal il sut mettre le remède efficace, et proportionner la résistance à l'attaque. Si le quatrième siècle de l'ère chrétienne est remarquable par la multitude et la malice des erreurs qu'il vit naître, on peut dire aussi qu'il est plus remarquable encore par la multitude et la science des grands hommes que la bonté de Dieu suscita.

Quelle série admirable de génies chrétiens dans ce quatrième siècle! Saint Athanase et saint Cyrille à Alexandrie, saint Hilaire dans les Gaules, saint Basile à Césarée, en Cappadoce, saint Grégoire à Nazianze, saint Ephrem à Édesse, saint Optat en Numidie, saint Ambroise à Milan, saint Jérôme en Palestine, saint Augustin en Afrique, et, enfin, celui dont nous écrivons la vie.

Ce grand docteur, que la force et les grâces de son éloquence firent surnommer Chrysostome, Chrystostome, Theostome, Bouche d'Or, Bouche du Christ, Bouche de Dieu, naquit dans la cité d'Antioche, capitale de la Syrie et de tout l'Orient, vers l'an 344 selon les uns, et selon les autres en 347 de l'ère chrétienne. Sans entrer ici dans une discussion qui n'est pas de notre sujet, nous embrassons le sentiment des derniers, parce qu'il est communément suivi, et que d'ailleurs il nous parait mieux s'harmoniser avec les faits de l'histoire.

III. Aucun prodige, comme il arrive quelquefois, et selon qu'il plait à Dieu, ne précéda ni i:'accompagna la naissance de cet enfant de bénédiction. Sa mère n'eut aucune révélation sur sa grandeur future; les anges ne parurent pas auprès de son berceau; on ne vit point un essaim d'abeilles, présage de son éloquence, se reposer sur ses lèvres naissantes; enfin, ni la terre, ni le ciel, ni les hommes, ni les anges n'annoncèrent que cet enfant serait un jour le docteur de l'Orient et une des plus brillantes lumières de l'Église : c'est du moins ce que ne nous disent pas les historiens de sa vie.

Les parents de Jean étaient chrétiens; George d'Alexandrie se trompe, lorsqu'il avance qu'ils étaient adorateurs des idoles. Pour se convaincre du contraire, il suffit de lire le premier chapitre du Traité du Sacerdoce et l'homélie 59e sur la Genèse, où le saint lui-même déclare qu'il est né dans l'église d'Antioche, qu'il y a été nourri et élevé.

Quoique de race plébéienne , sa famille cependant tenait un des plus hauts rangs dans Antioche et dans l'Empire. Second, son père, était un des officiers les plus distingués de l'armée. Sa valeur et sa noble conduite l'avaient fait avancer rapidement dans la route des honneurs. A l'époque de la naissance de Jean, il était maître de la cavalerie, ou premier commandant des troupes de l'Empire en Syrie. Anthuse, mère de Chrysostome, et Sabinienne, sa tante paternelle, se distinguaient par les bonnes qualités de l'esprit et du coeur, nais surtout par une foi vive, une charité généreuse et une admirable piété: nous verrons bientôt la force d'âme, le noble caractère de la première, et la seconde, devenue diaconesse d'Antioche, sera célèbre par son courage; dévouée à Chrysostome, elle le suivra même jusque dans son exil.

IV. Rien, ce semble , ne manquait au bonheur de cette famille. Environnée de richesses et d'honneurs, distinguée par la crainte de Dieu et la vertu, elle pouvait espérer de longs jours de paix et de prospérité; mais le bonheur de la terre n'est jamais parfait, et le fût-il, ce n'est due pour peu de temps. Second fut frappé par une mort inopinée, au moment où la fortune lui souriait le plus, et, en quittant la terre, ce grand général laissa mie jeune veuve, âgée seulement de vingt ans, une fille en bas âge et un fils encore au berceau.

Ce coup, d'autant plus terrible qu'il était inopiné, si capable de jeter dans le désespoir une femme jeune, faible et suis expérience, n'abattit pourtant pas le courage d'Anthuse. Blessée profondément dans ses affections les plus chères, laissée seule avec deux enfants au milieu d'un monde souvent injuste et corrupteur, chargée de l'administration toujours difficile des biens d'une famille et. de l'éducation de ses enfants, elle sentit vivement le malheur qui la frappait. Sa foi vive, sa piété exemplaire, ne l'empêchèrent pas do donner un libre cours à ses larmes; elle pleura amèrement et longtemps Second, son époux, mais en même temps elle sut adorer les desseins impénétrables de Dieu et rester constamment soumise à sa volonté sainte. Dans les maux qui nous affligent, nous accusons quelquefois la Providence, mais nos murmures sont toujours ou aveugles ou injustes; souvent nous ne considérons pas les choses dans leur ensemble, et plus souvent encore nous ne voulons pas comprendre que tout dans les mains de Dieu contribue au bien de ceux qui l'aiment. Si Second eût vécu plus longtemps, qui sait si son fils fût devenu l'apôtre d'Antioche, un docteur de l'Église, un saint?

Ce furent les pensées de la foi qui soutinrent l’âme d'Anthuse, placée sous le coup de cette cruelle épreuve. Dans tout l'éclat de la jeunesse et de la beauté, favorisée des dons de la fortune, et en même temps ornée des plus belles qualités de l'esprit et du coeur, elle eût pu sans doute former de nouveaux liens et introduire dans la maison de Second un nouvel époux; mais après le malheur qui l'avait frappée, rien au monde ne pouvait plus la charmer. Anthuse avait compris la vanité de tout ce qui s'appelle bonheur; elle n'hésita pas un instant. Fortifiée par les paroles et les conseils de l'Apôtre, consolée dans ses maux par Jean, son fils, qui commençait à lui sourire, et dans lequel elle aimait à retrouver la noble image de l'époux due la mort lui avait enlevé, elle demeura inébranlable au milieu des tempêtes et du tumulte du monde, et laissa le veuvage, comme elle s'exprime elle-même, l'éprouver dans son creuset de fer (1).

Pénétrée de l'importance des devoirs sacrés qu'imposent de concert à une mère, la nature et la religion, elle s'appliqua tout entière à les bien accomplir. Ce fut elle qui donna là ses enfants les premières leçons de vertu , les premiers éléments du christianisme. Sans doute, elle eût pu se décharger de ce soin sur d'autres, mais d'autres ne pouvaient l'égaler dans l’accomplissement d'un devoir

 

1. De sacerdotio, lib. I, cap. 2.

 

aussi doux pour une mère qu'il est nécessaire, et de l'exécution duquel dépend, en grande partie, tout l'avenir d'un enfant. Pourquoi, du reste, charger d'autres personnes de ce devoir? Quelle main peut mieux que celle d'une mère façonner son enfant? quelle bouche, quelle voix peut, plus facilement que la sienne, lui donner les premières leçons, et jeter dans son âme encore pure les premières semences de la vertu ? Anthuse comprit ce devoir; aussi, s'appliqua-t-elle avec tant de zèle à l'accomplir, qu'elle devint un sujet d'admiration non-seulement pour les chrétiens, mais encore pour les païens eux-mêmes, jusque-là, qu'un sophiste célèbre s'écria d'admiration en parlant d'Anthuse : Ciel ! quelles merveilleuses femmes se trouvent parmi les chrétiens!

V. Jean mettait si exactement en pratique les leçons et les saints exemples de sa mère, que dès l'âge le plus tendre il fut sa joie et sa consolation : c'est ce qu'elle assure elle-même (1). Il aimait la prière, la lecture et les pratiques de la piété chrétienne. Vif par caractère, mais bon par le coeur, il se portait au bien avec une telle ardeur, que ceux qui ne le connaissaient pas le regardaient comme un enfant violent et emporté. La force et la constance faisaient le fond de son caractère; son tempérament le portait à la colère, mais il vint à bout d'en réprimer les saillies, et d'acquérir cette douceur si recommandée dans l'Évangile et dont nous le verrons donner dans la suite tant de preuves admirables. Sous la conduite de sa mère et formé par ses leçons, il croissait en âge et en vertu, faisant déjà paraître dans leur germe ces grandes qualités de l'esprit et du coeur qui en ont fait un des plus grands et des plus saints pontifes du christianisme. Heureux les enfants qui ont de telles

 

1. De Sacerdotio, lib. I, cap. 2.

 

Mères ! heureuses les mères qui ont de pareils enfants !

VI L'éducation première de ses enfants ne fit point négliger à Anthuse le soin de ses domestiques et l'administration de ses affaires temporelles. La piété est utile à tout; elle donne du zèle et du courage; elle double les forces et l'énergie de l'âme, et rend ceux qui la pratiquent propres à l'exécution des plus grandes entreprises. Et quelle entreprise pour une femme jeune et faible que celle de l'administration des biens et de la maison qu'avait laissés Second en mourant! Laissons Anthuse elle-même nous dépeindre les embarras et les peines dont elle fut environnée :

« Pour se faire une idée juste des peines du veuvage, il faut les avoir éprouvées. Non, dit-elle, il n'est point de paroles capables de décrire les orages qui grondent autour d'une jeune femme, alors que, nouvellement sortie de la maison paternelle et n'ayant aucune expérience des affaires, elle se voit plongée subitement dans un deuil accablant, et réduite à se charger de soins au-dessus de son âge et de son sexe (1). Elle. doit corriger les négligences des serviteurs, et tenir l'œil ouvert sur leurs vices. Il faut qu'elle se roidisse pour faire échouer les mauvais desseins de sa parenté; qu'elle veille le jour et la nuit à l'administration de ses biens; de plus, elle doit être en garde contre les exactions, empêcher les fraudes et les injustices, et s'armer de force et de courage pour supporter celles qu'elle ne peut empêcher. Et quand un père, en mourant, laisse un enfant, si c'est une fille, elle est pour la mère un sujet d'un grand souci, exempt toutefois de fortes dépenses et de craintes. Mais un fils, chaque jour, cause à sa mère de continuelles alarmes : que de soucis et d'inquiétudes ! sans parler des

 

1 De Sacerdotio, lib. I.

 

sommes énormes  qu’elle est obligée de sacrifier, si elle veut lui donner une éducation honnête. »

VII. Toutes ces difficultés, et beaucoup d'autres encore dont elle ne parle point, Anthuse sut les surmonter. Elle régla sa maison et ses domestiques, géra admirablement ses affaires, et, par une administration aussi intelligente que ferme, elle put, avec les seuls revenus de ses biens patrimoniaux, soulager les pauvres, fournir aux dépenses de l'éducation de son fils et conserver intacte à Chrysostome toute la fortune que lui avait laissée -son père en mourant.

Lorsque le fils de Second cul atteint l'âge où la raison développée permet au jeune homme de se livrer plus sérieusement à l'étude, Anthuse, sa mère, s'occupa de lui trouver des maîtres habiles.

Antioche n'en manquait pas. Cette ville, surnommée la grande, était considérée comme la troisième cité du inonde. Nulle autre ne la surpassait ni pour la fertilité de ses campagnes, ni pour la richesse de son commerce, ni, peut-être excepté Rome et Constantinople, pour la multitude et la magnificence de ses immenses galeries, de ses édifices somptueux et de ses palais superbes. Une partie de la ville était assise en amphithéâtre sur le flanc d'une petite colline; l'autre s'élevait sur les bords de l'Oronte. Ce fleuve célèbre, après avoir arrosé les murs d'Antioche, coulait le long bourg de Daphné et se déchargeait à douze lieues dans la mer de Séleucie. Antioche avait trois lieues de circonférence; elle comptait deux cent mille habitants. Les empereurs lui avaient accordé de grands privilèges; Constance l'appelait sa ville chérie et la reine de l'Orient (1).

 

1 Antioche, aujourd'hui Antakich, n'est plus qu'une petite ville turque, aux rues sales et étroites, renfermant tout au plus dix mille habitants. Des jardins, des décombres et des ruines ont remplacé ses palais. la muraille antique et les tours qui virent les croisés montrent leurs ruines. On voit encore au sommet de quelques-unes de ces tours des croix que le roi Baudoin avait fait fait graver sur la pierre.

 

Sous le point de vue religieux elle n'était pas moins célèbre. Antioche est citée dans les Actes des Apôtres. Saint Pierre y avait établi son siége; saint Paul y avait longtemps prêché. Ce fut à Antioche que les disciples de Jésus-Christ furent, pour la première fois, désignés sous le nom de chrétiens. Beaucoup de martyrs, entre autres saint Babylas, saint Étienne, saint Romain, saint Barlaam, sainte Pélagie et sainte Domnine, l'avaient arrosée de leur sang, et surtout, elle comptait dans leurs rangs un de ses premiers pontifes, un successeur des apôtres, l'illustre Théophore ou porte-Dieu, saint Ignace. Plus tard, elle devait être encore illustrée par l'éloquence de son Chrysostome.

A cette époque, il y avait à Antioche et dans toutes les villes principales de l'Empire deux sortes de maîtres : les grammatistes et les grammairiens. Les premiers enseignaient le rudiment, c'est-à-dire, les premiers éléments des langues; les seconds avaient une tâche plus élevée; ils donnaient les premiers principes de littérature. Dans leur école, la jeunesse expliquait les différents auteurs, les historiens, les orateurs et les poètes. Le travail des maîtres consistait principalement à en faire remarquer les beautés ou les défauts. Ils avaient pour but dans leurs leçons de former le goût des jeunes gens confiés à leurs soins, et de les exercer dans l'art de parler et d'écrire avec pureté et élégance. Il n'était pas facile de trouver des écoles chrétiennes de littérature. L'Église gémissait alors sous la tyrannie de Julien. Cet empereur, justement appelé l'apostat, oubliant qu'il avait été instruit, élevé dans les lettres et sauvé de la mort par les évêques, faisait au christianisme une guerre sourde, mais plus cruelle, plus dangereuse cent fois que celle que lui livrèrent les tyrans qui l'avaient précédé.

Sous son règne, les temples païens furent ouverts, les sacrifices recommencèrent, les églises furent dépouillées de leurs biens, les évêques humiliés et les prêtres des idoles comblés de richesses et d'honneurs. Les chrétiens n'eurent plus la liberté ni de plaider, ni de se défendre en justice; on les exclut des charges publiques; défense leur fut faite d'enseigner les lettres, et leurs écoles furent fermées.

Cette odieuse confiscation de la première des libertés publiques, ce mode d'oppression inventé par Julien et employé par tous les tyrans, obligea le fils d'Anthuse de suivre pendant quelques années les cours publics des maîtres païens. Les progrès qu'il fit dans l'étude des lettres furent si grands, que plus d'une fois il étonna non-seulement ses condisciples, mais les rhéteurs eux-mêmes. Toutefois, ce fut dans l'étude de l'éloquence qu'il signala surtout son aptitude. L'éloquence alors était en grande considération; c'était le rêve de l'ambition. Dans toutes les grandes villes on trouvait des maîtres qui l'enseignaient, et leurs écoles; fréquentées par tout ce qu'il y avait de jeunes gens distingués par la noblesse et la fortune, étaient la porte qui conduisait aux honneurs. Libanius, né à Antioche, enseignait dans cette ville : c'était un sophiste distingué. Il passait pour le plus célèbre orateur de son siècle; mais il était païen jusqu'au fanatisme. Jean fut obligé de suivre son cours d'éloquence; il était alors dans sa dix-huitième année (365).

VIII. Il n'est pas besoin de parler ici de ses progrès. Ils furent si surprenants, qu'à la fin de ses cours, il fut en état d'égaler et même de surpasser ses maîtres. Sozomène rapporte due Libanius, heureux et fier d'avoir un pareil disciple, et voulant donner à quelques rhéteurs, ses amis, une idée de sa merveilleuse capacité, lut en leur présence une déclamation que Jean avait composée à la louange des empereurs. Cette lecture ayant été vivement applaudie : « Heureux le panégyriste, s'écria Libanius, qui a eu de tels empereurs à célébrer! mais aussi, heureux les empereurs d'avoir régné dans un temps où le monde possède un si rare panégyriste! »

Ce sophiste donna encore une autre preuve de la haute idée qu'il avait de la science et de l'éloquence de Jean. Ses amis lui ayant demandé dans sa dernière maladie lequel de ses disciples il voudrait avoir pour successeur : Je nommerais Jean, répondit-il, si les chrétiens ne nous l'eussent enlevé (1).

Après son cours d'éloquence, Jean étudia la philosophie sous Andragantius, et, cette carrière, il la parcourut avec autant de succès que la première. Qu'il est difficile à un jeune homme riche, savant, éloquent, honoré de toute l'estime de ses maîtres, de ses amis et du public, environné de louanges et d'applaudissements continuels, de ne pas laisser aller son cecur à la vanité ! Qu'il est à craindre que, comme un vaisseau lancé au sein des mers sans voiles, sans gouvernail et sans pilote, il n'aille bientôt se briser contre les écueils! Jean sut les éviter. Soutenu par les avis et les saints exemples de sa mère, il demeura humble, simple, modeste au milieu des plus brillants succès. Son extérieur, ses habits étaient propres, en rapport avec sa condition, mais sans luxe, sans recherche aucune; on ne voyait point dans sa tenue, dans sa démarche, dans sa conversation, cette affectation puérile, signe caractéristique d'un esprit léger et d'un homme sans intelligence. Tandis que tous les jeunes

 

1. Sozomène, lib. VIII, cap. 22.

 

gens de son âge et de sa condition arrivaient au gymnase, les uns montés sur des chevaux richement caparaçonnés, les autres traînés sur des chars magnifiques, eu environnés d'une foule de serviteurs et d'esclaves, le fils de Second y venait souvent seul, et quelquefois seulement accompagné d'un serviteur. Ce fut en vain due les amis de son père le pressèrent d'avoir un train plus conforme à sa naissance et plus en rapport avec ses richesses : « Je ne veux point me créer de nécessités, répondait-il, je puis me passer de tout cet embarras, je n'aime ni l'éclat, ni le luxe condamné par la doctrine et les exemples des prophètes; il est écrit : Celui qui s'élève sera humilié et celui qui s'abaisse sera élevé (1). »

Pendant le cours de ses études, il se lia d'amitié avec quelques jeunes gens de son âge; les plus connus étaient Théodore, depuis évêque de Mopsueste, Maxime, qui le fut de Séleucie, et surtout Basile, qui fut sacré évêque de Raphanée en Syrie. Ces jeunes hommes réunis par les mêmes études, les mêmes goûts et les mêmes desseins, se portaient mutuellement à la vertu. Au milieu du monde païen, leur principale occupation était d'éudier Jésus-Christ et ses saintes maximes. Ils s'exerçaient à la pratique des vertus chrétiennes. Jean surtout se distinguait par une grande modestie et une charité inaltérable. Sa conduite était si pleine de sagesse, de modération et de piété, qu'il se faisait aimer de tous ceux qui le connaissaient.

Anthuse fut plus heureuse que Monique, parce que Chrysostome fut plus docile qu'Augustin; aussi, plus heureux que ce dernier, il sut, au milieu dit tumulte ordinaire des écoles et de la séduction des mauvais exemples, conserver son esprit pur de toute erreur, et son cœur exempt de corruption.

 

1 Srius, tome 1.

 

IX. Cependant le fils d'Anthuse avait atteint sa vingtième année, ses études étaient terminées (367), et déjà, par son éloquence et ses talents, il s'était acquis une espèce de renommée. Le moment de prendre une carrière, ce moment si solennel, si important., d'où dépend l'avenir, le bonheur ou le malheur de la vie, était arrivé pour Chrysostome. Soit que la volonté du ciel ne lui fût pas manifeste, et qu'en attendant des lumières plus grandes à cet égard il eût voulu se donner une occupation, soit qu'il fût entraîné par son goût et. peut-être gagné par les conseils de ses maîtres, ou poussé par les sollicitations de quelques-uns de ses amis, il tourna ses vues vers le barreau, et prit sa place au rang des avocats. Personne assurément ne pouvait mieux que lui exercer cette noble fonction. Une mémoire heureuse, nue grande rectitude d'esprit, une imagination vive, des manières insinuantes et nobles, une élocution facile, et surtout un scrupuleux amour de la justice, lui assuraient d'avance de brillants succès. Il se livra tout entier à cette fonction, et parvint en peu de temps à se faire titi nom parmi les avocats. Mais à quoi bon la gloire  humaine si l'on perd son âme? Qu'il est difficile d`être au milieu dit monde et de ne pas se laisser séduire par ses trompeuses caresses, ou entraîner par le torrent de la coutume et des mauvais exemples! L'on fait ce que l'on voit faire aux autres ; c'est d'abord avec répugnance, on combat ses remords, on s'autorise des conseils et des exemples de ceux qui nous environnent, on se familiarise peu à peu avec le mal, et enfin, on fait. sans crainte et ,ans remords ce que peu auparavant on regardait comme titi crime. C'est ce qui arriva à Chrysostome. Les liaisons nécessitées par son genre de vie, les soucis et les préoccupations qui en sont inséparables, dissipèrent cette aine jusqu'alors si calme, si recueillie; le fils d’Anthuse perdit bientôt le goût de la lecture des livres saints qui, dès son enfance, avaient fait ses délices; la piété et ses pratiques ne sourirent plus tant à son âme, et il chercha ailleurs sa joie et son plaisir.

Toute la ville, et surtout la jeunesse, courait aux représentations du théâtre; Chrysostome fut entraîné par la foule, il s'y rendit avec la multitude et se passionna même pour ce genre de divertissement. Mais écoutons-le raconter en gémissant ses malheurs

« J'ai en beaucoup d'amis vrais et sincères, connaissant parfaitement les lois de l'amitié, et les observant avec une scrupuleuse attention. Dans ce grand nombre, Basile surtout était distingué; il comptait parmi ceux qui ne s'étaient jamais séparés de moi : nous nous étions livrés aux mêmes études, nous avions eu les mêmes maîtres et les circonstances nous avaient inspiré les mêmes goûts. Après avoir terminé le cours des études, mon amitié avec Basile se maintint aussi ferme qu'auparavant, mais nos liaisons furent interrompues. Et comment, moi qui étais assidu au barreau, qui fréquentais journellement le palais, qui me passionnais pour les plaisirs de la scène, aurais-je pu nie trouver souvent avec un homme (lui était constamment sur ses livres, et qui ne venait jamais ni au théâtre ni an palais? Jusqu'alors nous avions marché ensemble dans le chemin de la vertu : les mêmes goûts, les mêmes pensées, les mêmes sentiments nous avaient étroitement unis, mais hélas! je restai en arrière. Notre balance perdit son équilibre, le bassin de mon ami s'élevait plus léger, et moi, enchaîné par l'amour du monde, passionné pour les plaisirs de la scène, je faisais tomber le mien en le surchargeant de tout le poids des passions de la jeunesse; je ne pouvais que tendre sans cesse vers la terre. (1) »

 

1 De Sacerdotio, lib. I, cap. 1.

 

Heureusement, le charme ne dura pas longtemps. Les avertissements de son ami Basile, ses caresses, ses reproches, et surtout la grâce divine ouvrirent les yeux de Chrysostome et lui firent découvrir la profondeur de l'abîme sur le bord duquel il marchait.

« A peine eus-je relevé la tête au-dessus des vagues du monde, continue Chrysostome, que Basile me tendit les bras pour m'accueillir; toutefois, la première égalité ne put se rétablir entre nous. Comme il était entré dans la carrière avant moi, et qu'il y avait déployé un grand zèle, il s'élevait bien au-dessus de moi et planait dans les régions célestes. Pressé par la bonté de son âme, et attachant un grand prix à mon amitié, il quitta tous ses autres amis pour rester assidûment auprès de moi. »

Ce fut pour rétablir l'équilibre et l'égalité avec son ami Basile que Chrysostome, dès ce moment, fit des efforts étonnants. Saisi d'horreur à la pensée des dangers que son âme avait courus, il déplora son aveuglement, et jamais il n'oublia ce qu'il devait à la bonté de Dieu qui l'avait arraché au danger. Ce fut par reconnaissance et pour préserver les âmes des périls (lui avaient failli le perdre, qu'il parla dans la suite avec tant de force et d'éloquence contre les jeux et les spectacles.

X. Sa conversion fut parfaite, il résolut de se donner à Dieu entièrement. Dès ce moment il quitta le costume des habitués du palais, et, pour se dérober plus aisément aux importunités de ses amis, il se revêtit d'une tunique fort pauvre et de couleur noire : c'était l'habit ordinaire et distinctif de ceux des chrétiens qui, dans les premiers siècles, voulaient, tout en restant dans le monde, mener une vie plus parfaite (1), la vie des ascètes ou exercitants. Par là, Chrysostome abjurait publiquement les

 

1. Fleury, Moeurs des Chrétiens, n° XXVI.

 

vanités du siècle; il se dévouait à une vie de mortification et de pénitence. Renfermé dans la maison d'Anthuse, sa mère, on ne le vit presque plus paraître en public. Tous ses moments étaient employés à la prière, à la lecture et à la méditation des livres divins; il portait le cilice, affligeait son corps par le jeûne et la discipline, et prenait sur la terre nue le peu de sommeil qu'il était obligé d'accorder à la nature après de longues et laborieuses veilles. C'est en vain que ses amis et ses anciens admirateurs, étonnés de sa retraite, murmurèrent. contre lui; en vain blâmèrent-ils sa conduite : Chrysostome, supérieur au blâme et à la louange, resta fidèle à son noble dessein et continua à s'élancer dans la carrière où, généreux athlète, il était entré.

Une vie si recueillie, si pénitente et si sainte dans un âge où la plupart des hommes ne sont occupés que des avertissements et des plaisirs, le rendait assurément lien digne de recevoir le baptême; mais les saints se jugent toujours eux-mêmes avec sévérité : Chrysostome ne s'en croyait pas encore assez digne. Pour se préparer à recevoir la grâce de ce sacrement, il vint se renfermer dans la maison épiscopale. Saint Mélèce, si célèbre par la douceur et la fermeté de son caractère, l'instruisit lui-même, et, trois ans après, ce saint pontife, heureux d'attacher Jean à son église, parce qu'il prévoyait ce qu'il serait un jour, lui administra le sacrement de Baptême, et lui conféra l'ordre de Lecteur (369).

La grâce de Dieu lie demeura point stérile dans le cœur du nouveau baptisé. De retour dans la maison de sa mère, il sembla redoubler encore de zèle et de ferveur; il s'appliqua tout entier à l'étude, à la prière et à la mortification. Dès ce moment aucune parole de jurement, de médisance ou d'imprécation ne sortit de sa bouche; personne ne le surprit à dire le mensonge  même le plus léger; sa retraite devint plus profonde, et cette parole de l'apôtre se vérifia en lui : Nous tous qui avons été baptisés en Jésus-Christ., nous avons été baptisés en sa mort; nous avons été ensevelis avec lui par le baptême pour mourir au pécha, afin que, comme Jésus-Christ est ressuscité d'entre les morts pour la gloire de son Père, nous marchions aussi dans une vie nouvelle (1).

XI Cependant, malgré la retraite profonde dans laquelle il vivait, Jean conservait toujours ses rapports avec ses anciens amis Maxime, Théodore et Basile. Ce dernier surtout lui était si attaché, qu'il lie pouvait vivre sans lui ; volontiers il eût fait pour Jean le sacrifice de sa vie. Comme on lui reprochait un jour d'avoir compromis sa réputation pour sauver celle de Chrysostome injustement attaquée : « Que voulez-vous que je fasse, répondit-il à ceux qui le blâmaient, je ne sais pas et. je ne veux pas aimer autrement. » Ces deux jeunes ascètes, ]unis par les liens de la plus étroite amitié, se communiquaient leurs pensées, leurs sentiments et leurs désirs; ils étudiaient ensemble la vraie philosophie; souvent ils s'entretenaient des choses de Dieu, des dangers dit monde, de la vanité de ce que les hommes appellent richesses et grandeur, et surtout du bonheur que l'on goûte dans la profession religieuse et monastique. Leurs coeurs s'échauffèrent mutuellement, et ils formèrent ensemble le projet de se retirer dans les déserts.

XII. Ce projet ne s'exécuta pas, mais il donna lieu à une scène admirable dans laquelle Anthuse épancha toute sa tendresse de mère : c'est son fils lui-même qui la raconte.

« Dès le moment où Basile m’en fait connaître son dessein, dit-il, il ne pouvait me quitter lui seul instant du jour; sans cesse il me sollicitait de fuir avec lui de la maison de ma mère, pour occuper une habitation commune. Il me persuada, et notre projet allait s'accomplir.

« Mais les représentations assidues de ma mère m'empêchèrent de donner cette satisfaction à mon ami, je me trompe, de recevoir de lui ce bienfait. Dès qu'elle eut pressenti ce que je méditais, elle me prit par la main, me conduisit dans sa chambre, et là, m'ayant fait asseoir à ses côtés, sur ce même lit où elle m'avait mis au monde, elle versa un torrent de larmes, ajoutant à ses larmes des paroles plus attendrissantes encore (1).

« Mon fils, me dit-elle, il ne nie fut pas permis de jouir longtemps des vertus de votre père : telle a été la volonté de Dieu ! Sa mort, qui suivit de près mes douleurs pour vous mettre au monde, nous rendit, vous. orphelin, et moi, veuve jeune encore. Il est impossible de se faire une idée juste des peines du veuvage si on ne les a éprouvées. Ces peines, ces ennuis, ces embarras, mon fils, votre mère les connaît, elle les a éprouvés, elle les a soutenus avec courage, et rien au inonde n'a été capable de me résoudre à former de nouveaux liens, à introduire un autre époux dans la maison de Second, votre père. Dans mes malheurs, j'étais soutenue par les pensées et les espérances de la foi; votre présence me consolait aussi; j'étais un peu rassurée en vous voyant grandir et en contemplant sur votre visage les traits de mon époux, votre père, dont vous êtes la fidèle image. Jusqu'ici, mon fils, vous avez été ma joie, ma consolation et mon espérance, je ne pense pas non plus que vous ayez à vous plaindre de votre mère ; j'ai fait pour vous ce que j'ai pu; j'ai conservé toute votre fortune intacte. Pour vous entretenir honorablement dans le rang où vous

 

1 De Sacerdotio, lib. I, cap. 2.

 

êtes né,  je n'ai reculé devant aucun sacrifice, et c'est sur mes biens, sur l'argent apporté de la maison de mon père, que ces dépenses ont été prises.

« Je ne me repens pas, mon fils, de tout ce que j'ai fait pour vous, je suis disposée à en faire encore davantage, s'il le faut; je ne vous rappelle pas mes bienfaits pour vous les reprocher, mais pour vous faire comprendre combien je vous ai aimé et combien je vous aime encore. J'ai appris le dessein que vous méditez depuis quelque temps, et c'est pour vous en détourner que je me présente devant vous en suppliante. O mon fils ! si vous m'aimez, je vous en conjure, épargnez ma faiblesse, ayez pitié de moi, ne me rendez pas veuve une seconde fois, et craignez de renouveler ma douleur que le temps avait assoupie. Attendez plutôt que je meure, peut-être sortirai-je bientôt de ce monde. Ceux qui sont jeunes peuvent espérer d'arriver à une longue vieillesse; mais nous, qui avons déjà longtemps vécu, nous n'attendons plus que la mort. Ainsi, dès que vous m'aurez rendu les derniers devoirs, que vous aurez mêlé mes cendres à celles de Second, votre père, entreprenez les longs voyages que vous voudrez, traversez les mers qu'il vous plaira, personne alors ne vous en empêchera (1).

« Mais tant que je respire, résignez-vous à vivre sous le même toit avec moi, ne vous exposez pas, pour un vain caprice, à offenser votre Dieu en jetant dans un abîme de peines cruelles une mère qui ne vous a fait que du bien. Si vous pouvez me reprocher de vous entraîner dans les embarras du monde, de vous forcer à conduire mes affaires, je vous le permets, n'écoutez plus les lois de la nature, ne respectez plus rien, ni les soins que j'ai eus de votre enfance, ni la compagnie de votre mère fuyez-moi comme une ennemie et comme un traître.

 

1. De Sacerdotio, lib. 1, cap. 2.

 

Mais si je prends tous les moyens pour vous laisser vivre dans mie parfaite tranquillité, quand tout le reste vous que cette considération du moins soit un lien qui vous retienne auprès de votre mère. Vous avez, dites-vous, des amis sans nombre; eh bien! il n'en est pas un seul qui vous laisse jouir d'une si grande liberté que moi, parce que personne ait monde ne s'intéresse à l'honneur de votre nom autant que moi. »

XIII. Il est des circonstances où il est permis et même ordonné de résister aux prières et aux larmes des personnes qui nous sont chères, les Annales de l'Église en fournissent de nombreux et d'admirables exemples. Ainsi, pendant la persécution des Vandales en Afrique; Huméric, leur roi, menaça saint Sature de livrer sa femme au supplice s'il ne se faisait arien. Cette femme épouvantée se jette aux pieds de Sature son mari, elle embrasse ses genoux et, fondant en larmes, elle le supplie d'avoir pitié d'elle et d'obéir à la volonté du tyran. Vous avez parlé comme une femme insensée, répond Sature, si vous m'aimiez, vous ne nie donneriez pas des conseils capables de me perdre éternellement. Je me réglerai toujours sur ce qu'a dit le Seigneur : Si quelqu'un aime son père ou sa mère plus que moi, il n'est pas digne de moi (1).

Dans le même temps, une noble dame, appelée Victoire, donna un exemple de fermeté et de courage plus admirable encore. Saisie par les ariens, elle est conduite au supplice. Tandis qu’elle est sous la main des bourreaux qui la torturent, son mari et ses enfants la conjurent avec larmes d'obéir aux juges. « Épouse infortune, ô vous qui m'êtes si chère! quelle est donc votre pensée? pourquoi voulez-vous donc ainsi mourir? Si vous me méprisez, si vous avez oublié mon amitié, ayez du moins

 

1. Matth,  cap. 10.

 

23

 

compassion de ces enfants qui vous sont chers! vous les avez enfantés avec tant de douleurs, voudriez-vous donc les laisser orphelins? Jetez au moins sur eux vos derniers regards, souvenez-vous de vos serments, obéissez donc aux ordres du roi, épargnez-vous de pareilles tortures, évitez cette mort cruelle; oh! je vous en conjure, faites donc que nous retrouvions en vous, moi, mon épouse, et mes enfants, leur mère. »

Mais c'est en vain qu'ils la priaient. Supérieure aux pleurs de ses enfants et à toutes les prières de son mari, elle élevait ses pensées et son coeur au-dessus des affections terrestres, et, méprisant le monde et ses misérables biens, elle accomplissait avec courage son généreux et noble sacrifice.

XIV. Anthuse, mère de Chrysostome, n'eut point un pareil sacrifice à accomplir; la volonté de Dieu se manifesta bientôt par un événement qui dérangea en partie les projets de Basile et de Chrysostome.

Pendant que ces deux ascètes et leurs amis se livraient, dans le silence de la retraite, à l'étude de la vraie philosophie et aspiraient de toutes les forces de leur âme vers les sublimes régions de la perfection évangélique, l'Église d'Antioche, divisée depuis longtemps par le schisme et l'hérésie, éprouva un surcroît de douleur par la persécution suscitée contre saint Mélèce, son pasteur légitime. L'empereur Valens, arien déclaré, étant venu il Antioche, mit. tout en oeuvre pour l'attirer dans le parti de l'hérésie; mais voyant ses efforts inutiles, il se vengea cruellement en condamnant à l'exil le saint patriarche. C'était pour la troisième fois que saint Mélèce était arraché à l'amour de son troupeau. Le peuple, furieux de voir qu'on lui enlevait son pasteur, s'assembla en tumulte et fit pleuvoir une grêle de pierres sur l'officier qui l'emmenait dans un char. Assurément l'envoyé de l'empereur eût perdu la vie sans la charité généreuse dit saint patriarche qui se hâta de le couvrir de son manteau.

Pendant les troubles qui furent la suite de l'exil de saint Mélèce, Basile et Chrysostome firent monter vers le ciel 1o cri de leur douleur; ils s'appliquèrent à instruire les ignorants, à soutenir les faibles et à consoler un troupeau laissé sans pasteur. Leur vie devenait plus par-faite; il semblait que les liens de sainte amitié qui les unissait se resserraient de plus en plus tous les jours, à mesure qu'approchait le moment d'une séparation qu'ils craignaient, mais qu'ils étaient bien loin de pressentir si prochaine.

XV. Par suite de la persécution suscitée par Valens, beaucoup d'églises avaient perdu leurs pasteurs. Les uns étaient morts, accablés parla persécution et les violences exercées contre eux; les autres gémissaient dans les prisons ; un grand nombre avaient péri dans le lieu de leur exil. Il fallait pourvoir au besoin des églises en remplissant les sièges laissés vides par la mort: c'est de quoi s'occupèrent. activement les évêques catholiques que la persécution et la mort avaient épargnés. Écoutons le saint lui-même : « Tout à coup le bruit se répand dans Antioche que les évêques de la province allaient arriver pour consacrer des évêques, et que Basile et moi serions élus. A cette nouvelle je fus frappé de crainte et de surprise; de crainte, si l'on employait la violence contre moi; de surprise, car, en me considérant moi-même, je me trouvais entièrement dépourvu de toutes les qualités nécessaires pour cette haute dignité, et je ne comprenais pas comment les Pères pouvaient un seul instant penser à me la conférer.

« Mon généreux ami vint bientôt me trouver en particulier, et m'ayant communiqué la nouvelle comme si je l'ignorais, je vous en prie, ajouta-t-il, agissons de concert dans cette circonstance difficile; restons unis par notre manière de voir, de sentir et d'agir, comme nous l'avons été jusqu'ici. Je suis disposé à vous suivre, je prendrai le même parti que vous, soit pour fuir l'épiscopat, soit pour l'accepter.

« Assuré de ses dispositions, certain des grandes vertus dont l'âme de Basile était ornée, et persuadé que j'allais porter un grand préjudice à tout le corps de l'Église si je privais le troupeau de Jésus-Christ d'un jeune pasteur si vertueux et si capable de le gouverner, je lui cachai ma pensée dans cette circonstance, moi, qui certainement avais été fidèle jusqu'à ce jour à lui communiquer toutes mes intentions. Je lui répondis donc qu'il fallait remettre cette délibération à un autre temps, vu que l'affaire ne pressait pas; je lui persuadai de ne pas s'en occuper du tout pour le moment, et je lui inspirai la confiance que je serais du même avis que lui, s'il nous arrivait un jour d'avoir à nous prononcer sur ce sujet (1).

« Peu de temps après arrive à Antioche celui qui devait nous conférer les ordres. Je me cache au fond d'une retraite. Basile, qui ne se doutait de rien, est entraîné dans l'assemblée sous un autre prétexte que celui de sa consécration. Dès qu'il est arrivé, il apprend le vrai motif pour lequel il est amené. Il proteste avec force contre la ruse et la violence, et., fondant en larmes, il supplie les évêques, ses pères et ses maîtres, d'avoir pitié de lui et d'épargner sa faiblesse. Il résistait avec courage aux représentations des évêques, lorsque tout à coup du milieu de la foule quelques assistants qui connaissaient l'amitié qui existait entre lui et moi

 

1. De Sacerdotio, lib. I, cap. 3.

 

s'écrièrent : « Que signifie toute cette résistance? Pourquoi tant d'obstination? serez-vous plus intraitable due Jean? Pourquoi n'imitez-vous pas sa conduite? Ignorez-vous donc que cet homme que vous estimez et que vous aimez a courbé la tête sous la main de l'évêque consécrateur, et s'est humblement soumis à la volonté de ses pères dans la foi? » Il n'en fallut pas davantage. Basile, trompé par ces paroles, s'humilia en gémissant, et fut sacré évêque de Raphanée, en Syrie.

Telle était alors la haute idée que l'on avait de la grandeur du sacerdoce, des devoirs qu'il impose et des vertus qu'il exige. C'était une charge, c'était un pesant fardeau, c'était un ministère redoutable aux anges mêmes. Les génies les plus élevés, les hommes les plus saints, les Ambroise, les Basile, les Grégoire n'avaient reçu l'onction sacerdotale et épiscopale qu'en tremblant, malgré eux, forcés qu'ils étaient par la voix des évêques, du clergé et du peuple; et quelques années plus tard , titi grand pénitent, un saint consommé, un génie à part , forcé par son évêque de recevoir l'onction sacerdotale, s'écriait fondant en larmes : « Vous voulez donc que je périsse, ô Valère, ô mon père! où donc est votre charité? — M'aimez-vous? aimez-vous l'Église? Si vous m'aimez, si vous aimez l'Église, comment donc voulez-vous que je la serve dans l'état où je suis? Ah ! de grâce, ayez pitié de moi, épargnez ma faiblesse; ne vous laissez pas aveugler par votre charité pour moi; jetez los yeux sur d'autres moins indignes que aloi et plus capable de servir utilement l'Église, car je me connais moi-même par la triste expérience de ma faiblesse! »

Ces événements se passèrent vers l'an 374 au plus tard; Jean et Basile devaient avoir atteint leur vingt-septième année. Ils tue pouvaient avoir un âge plus avancé; ce qui le prouve , c'est le murmure due se permirent contre eux certains hommes ambitieux et jaloux, comme il s'en rencontre dans tous les siècles, qui, trompés par leur orgueil, poussés par la passion des honneurs, n'envisageant les dignités de l'Église que sous le. point de vue humain, y cherchent bien plus leur propre gloire que la gloire de Dieu, moins le salut des âmes due leur satisfaction personnelle. Ces hommes pleins d'orgueil s'élevèrent contre l'ordination de Basile, et blâmèrent l'intention qu'avaient eue les évêques de sacrer Chrysostome. «Pourquoi, disaient-ils, laisser dans l'oubli tant et de si grands hommes qui honorent l'Église par leur science et leur vertu? Pourquoi choisir à leur place des jeunes hommes sans expérience qui, hier encore, plongés dans les vanités du siècle, suivaient les exercices du barreau et fréquentaient les théâtres? Il est vrai, ajoutaient-ils, que depuis quelque temps on les voit froncer le sourcil; se revêtir d'habits noirs, affecter un visage triste et abattu parla mortification; mais sont-ce là des titres suffisants, et méritent-ils d'être élevés à une dignité à laquelle ils n'auraient pas dû penser un seul instant, même en rêve (1)? »

Il est impossible de redire ici l'affliction profonde de Basile, lorsqu'il apprit les discours dont il était l'objet ; mais surtout sa douleur n'eut plus de bornes, lorsqu'il connut la conduite de Jean et la ruse dont il s'était servi pour procurer son élection.

XVI. « Il vint me trouver dans un profond abattement, écrit Jean Chrysostome, et, s'étant assis près de moi, il voulut parler; mais succombant à sa peine, il ne pouvait expliquer la douleur qui l'oppressait (1). Lorsqu'il ouvrait la bouche, l'affliction lui coupant la parole avant qu'elle eût franchi le bord de ses lèvres, l'empêchait d'articuler aucun son. Témoin de  ses pleurs et du trouble

 

1. De Sacerdotio, lib. I, cap. 3

 

dont son âme était remplie, comme j'en connaissais la cause, je me mis à rire dans un transport de joie, et lui serrant vivement la main, je la couvris de baisers et je rendis gloire à Dieu de ce qu'il avait daigné l'élever dans sa miséricorde. Mais ma joie et mes transports, loin de consoler Basile, ne firent qu'accroître sa douleur et sa désolation. Cessez, je vous prie, s'écria-t-il, d'insulter par vos transports à la douleur d'un ami malheureux; cessez de m'affliger, et si vous avez pu ainsi oublier notre ancienne amitié, ayez du moins pour moi la charité que vous auriez pour un homme qui vous aurait toujours été parfaitement inconnu et étranger. Votre conduite à mon égard a été pleine d'injustice et de cruauté. Notre bonheur consistait à vivre unis dans les mêmes pensées et les mêmes sentiments; notre union était un bouclier impénétrable à tous les traits de la malice des hommes... J'avais déposé toute mon âme entre vos mains; ma vie se passait dans le calme le plus profond, dans la paix la plus parfaite; faut-il que vous ayez ainsi brisé mon existence? Faut-il que vous ayez pour cela employé la ruse contre moi avec toutes les précautions que vous auriez prises pour vous garantir d'un ennemi? Comment vous justifierez-vous? comment, rejetant brusquement mes paroles, fermant l'entrée de votre âme à tous les sentiments de la pitié, avez-vous pu, sans considérer la fureur des flots, lancer, comme un vaisseau sans voiles et sans gouvernail, dans une mer immense, un ami qui vous était cher et qui ne vous a jamais fait que du bien?

« Si le sacerdoce vous paraît un parti bon et utile, pourquoi l'avez-vous fui? S'il vous parait nuisible, vous deviez au moins préserver de ce préjudice celui qui tient, dites-vous, la première place dans votre coeur. Mais vous avez tout fait pour me faire tomber; eh ! aviez-vous besoin d'employer la ruse contre un homme qui fut toujours pour vous simple et ingénu dans toutes ses paroles et dans toutes ses actions?

« En me nuisant à moi-même, vous vous êtes aussi blessé. On nous accuse, moi, d'avoir méconnu vos sentiments, d'avoir accepté un fardeau au-dessus de mes forces, au préjudice de tant d'autres hommes qui en étaient dignes, et vous, d'avoir refusé le sacerdoce par vanité et par orgueil. Par votre ruse imprudente, vous m'avez jeté dans des périls étranges; séparé de vous, à qui aurai-je recours? à qui pourrai-je faire part de mes angoisses? Qui voudra venir à mon secours? qui repoussera mes ennemis? qui me consolera? qui me donnera le courage de supporter les erreurs du prochain (1) ?

« Eh bien! comprenez-vous maintenant tout le mal que vous avez fait? Reconnaissez-vous, au moins à cette heure, qu'en me frappant avec tant de force vous m'avez donné le coup mortel? Le mal est sans remède...mais au moins justifiez notre conduite; parlez, si vous pouvez, et répondez aux accusations portées contre vous et contre moi. »

XVII. L'affliction profonde de Basile, son humilité si vraie, les saintes terreurs de sa foi, ses pleurs, ses tendres reproches, ne purent manquer d'attendrir Chrysostome jusqu'aux larmes; mais bientôt cette grande âme, excitée par la foi, animée par le zèle, refoulant son émotion et parfaitement maîtresse d'elle-même, se mit en devoir de répondre.

Rien n'est plus beau, plus sublime que son discours à Basile dans cette circonstance. Il s'agissait de calmer les inquiétudes de son ami, de justifier sa conduite, de lui montrer qu'il n'avait agi que dans son intérêt et celui de l'Église; il devait exposer ses idées sur le sacerdoce,

 

1 De Sarerdotio, lib. I, cap. 4.

 

répondre aux reproches de vanité et d'orgueil dont on accusait son refus, et expliquer enfin les motifs qui l'avaient engagé à fuir et à se cacher.

Après avoir rappelé à Basile l'origine de leur sainte amitié et les événements qui n'avaient fait que la fortifier davantage, il s'écrie : « Bannissez vos craintes et vos alarmes, ô le plus aimable et le plus cher de tous les amis! essuyez vos pleurs, et cessez de faire retentir à mes oreilles des plaintes qui affligent mon amitié  (1)! Non, non, elle n'a pas changé mon amitié; elle est toujours la même, toujours aussi sincère, toujours aussi vive, ou plutôt, l'événement qui fait couler vos larmes n'a fait due l'augmenter encore (1).

« Ne me reprochez pas de vous avoir caché mes craintes et mes sentiments; ne m'accusez pas d'avoir employé la ruse pour vous faire tomber entre les mains des saints évêques qui vous ont conféré les ordres sacrés. Cette ruse, s'il faut lui donner ce nom, n'est point mi crime, ce n'est point un mal, ou plutôt elle est parfaitement innocente. Autant on est coupable en se servant de la ruse dans de mauvaises intentions et pour procurer le mal, autant aussi on est louable de l'employer pour procurer le bien, l'honneur de la religion et le salut des âmes.

« Ne savez-vous pas fille le général d'armée emploie légitimement la ruse pour vaincre l'ennemi; que c'est par l'adresse que les plus grands capitaines ont quelquefois remporté les victoires les plus brillantes? Le père n'emploie-t-il pas la ruse à l'égard de son fils, le fils à l'égard de son père, et le médecin à l'égard de son malade, en frottant avec un peu de miel les bords de la coupe qui renferme un breuvage amer? Par quel autre moyen qu'en trompant son père, Michol, la fille de Saül, aurait-elle

 

1 De Sacerdotio, lib. I, cap. 5.

 

pu sauver David? et n'est-ce pas par le même moyen que Jonathas sauva d'un nouveau péril celui qui devait déjà la vie à Michol? L'Apôtre lui-même, le divin Paul, ne s'en servit-il pas utilement pour sauver une multitude de Juifs qui, sans cela; auraient péri misérablement?

« Vous devez donc convenir que, quand il s'agit du bien, la ruse est non-seulement permise, mais encore que, dans le cas où l'on est obligé par devoir de procurer les intérêts sacrés du prochain et de l'Église, elle est nécessaire. Je me suis trouvé dans ce cas; j'ai agi avec une droite intention, et pourtant c'est ce dont vous vous plaignez. »

XVIII. Ici Basile interrompit Chrysostome.

« Quel avantage, dit-il, m'est-il donc revenu de cette prévoyance, de cette ruse dont vous avez usé envers moi? ou bien, puisqu'il vous plaît de qualifier votre ruse du nom de zèle et de charité, duel avantage m'est-il revenu de ce zèle et de cette charité? Car il faut que vous me montriez que vous avez agi dans mon intérêt, autrement je resterai convaincu que vous m'avez trompé.

XIX. « Quel avantage? reprit Chrysostome, quel avantage? ô Basile! ô ami si cher à mon coeur! Un avantage immense, infini, au-dessus de tout discours, et qui surpasse, l'appréciation et des hommes et même des anges (1).

« L'avantage d'être associé au sacerdoce éternel de Jésus-Christ, l'avantage de donner à ce divin Seigneur crucifié la plus grande preuve d'amour qu'il soit possible de donner, en paissant ses brebis chéries et en sacrifiant pour elles votre repos, vos forces, votre santé, votre vie tout entière. Si vous en doutez, écoutez-en la preuve. dans la parole de Jésus-Christ à Pierre, le coryphée du sénat

 

1. De Sacerdotio, lib. II, cap. 1.

 

apostolique, le prince de son Église. Simon-Jean, lui dit-il, m'aimez-vous? Trois fois, dans le même moment, le Sauveur lui adresse cette question, trois fois Pierre répond : Seigneur, vous savez que je vous aime, et trois fois le Sauveur Jésus ajoute : Si vous m'aimez, paissez mes agneaux, paissez mes brebis (1). Il pouvait dire: Si vous m'aimez, pratiquez des jeûnes, couchez sur la terre, exercez-vous à de longues et pénibles veilles, soyez le bouclier des faibles, le protecteur des veuves et le père des orphelins; il pouvait le dire, mais il ne le dit pas, et, laissant là ces oeuvres excellentes, il s'écrie : Si vous m'aimez, paissez mes brebis.

« Ces oeuvres de piété et de zèle dont nous parlons, il n'est personne qui ne puisse les pratiquer; les pauvres, les riches, les savants, les ignorants, tous le peuvent; Irais, quand il s'agit du gouvernement de l'Église, du soin et du salut éternel des âmes rachetées au prix du sang divin , loin, bien loin de cette sublime fonction, toute femme et la plupart des hommes; que ceux-là seuls se présentent qui, par les qualités supérieures de leur âme, surpassent les autres hommes, autant que Saül surpassait par sa stature élevée tous les guerriers d'Israël'. Autant l'homme est au-dessus de la brute, autant aussi et plus encore doit être au-dessus des fidèles le prêtre de Jésus-Christ.

« A quel insigne honneur, à quelle sublime dignité, 8 Basile, n'êtes-vous donc pas élevé? Et combien, à cause de la responsabilité et des sacrifices que le sacerdoce impose, ne vous sera-t-il pas facile de témoigner à Jésus-Christ votre amour?

« Le berger répond de ses brebis; s'il en perd par sa faute, il doit les payer par l'argent; le prêtre de Jésus-Christ répond sur son âme du salut des peuples.

 

1 Saint Jean, cap. 15, v. 16. — 2 De Sacerdotio, lib. II, cap. 2.

 

« Le berger n'a à craindre que les loups et les voleurs; le prêtre du Sauveur n'a pas à combattre contre la chair et le sang, mais contre les principautés, contre les puissances et les princes de ténèbres, contre les esprits de malice répandus dans l'air, contre la fornication, l'adultère, l'idolâtrie, les haines, les querelles, l'orgueil, la licence, et contre mille autres ennemis encore; il faut qu'il ait toujours les yeux ouverts, les pieds sans cesse disposés à marcher, et les mains toujours armées pour combattre le monde, les passions et le démon.

« Si le berger a des brebis malades, il est facile de connaître la cause du mal, il est facile de trouver des remèdes et plus facile encore de les appliquer.

« Le prêtre de Jésus-Christ connaît difficilement le rial qui mine sourdement les âmes, et s'il vient à le découvrir, quelle prudence pour appliquer le remède selon la nature et la gravité de la maladie, selon le tempérament et le caractère du malade! quelle sagesse pour choisir le moment opportun, pour faire une incision convenable, pour ne pas irriter la plaie et causer des douleurs inutiles (1) !

Quand le berger a perdu son troupeau, les loups et les voleurs ne le poursuivent pas; ils n'en veulent qu'aux brebis; mais le prêtre de Jésus-Christ est en butte à la haine, aux calomnies, au mépris, aux persécutions sans fin.

« Quelle prudence, quel courage, quelle générosité, quelle patience ne lui faut-il pas ! Sa vie est remplie de soucis, de sollicitudes, de chagrins sans nombre :c'est un sacrifice continuel, une véritable immolation! — Le comprenez-vous, maintenant, et ne conviendrez-vous pas que vous êtes heureux de pouvoir donner à Jésus-Christ la plus grande preuve de votre amour en vous

 

1 De Sacerdotio, lib. II, cap. 3.

 

acquittant dignement des devoirs (lu sublime ministère dont vous êtes honoré ? »

XX. Ici Basile ne pouvait manquer de faire une réplique à Chrysostome : « 'Se ne comprends pas votre langage, lui dit-il, vos paroles sont en contradiction avec votre conduite; puisque la réception du sacerdoce est la. plus grande marque d'amour que l'on puisse donner à Jésus-Christ, pourquoi ne l'avez-vous pas reçu vous-même? pourquoi vous êtes-vous caché pour éviter l'ordination`? vous n'aimez donc pas Jésus-Christ?

« Je ne suis pas en contradiction avec, moi-même, reprit Chrysostome, j'aime Jésus-Christ, je l'aime de toute la force de mon âme, et j'espère, avec la grâce, ne jamais cesser de l'aimer. Oui, je l'aime, et je serais bien malheureux si je ne l'aimais pas; je l'aime, et c'est parce que je l'aime que j'ai redouté le sacerdoce et que j'ai évité le fardeau qu'il impose (1). La faiblesse extrême de mon âme me rend incapable de soutenir le poids du saint ministère; j'ai craint, si je prenais la conduite du troupeau de Jésus-Christ, ce troupeau si fier et si vigoureux, que mon peu d'expérience, le faisant dépérir, ne m'attirât la colère de Celui qui l'a aimé jusqu'à se sacrifier lui-même pour sa rançon et son salut.

« Vous m'affligez, répondit Basile; si vous n'en étiez pas digne, l'étais-je plus moi-même? si le fardeau était trop pesant pour vos épaules, les miennes pouvaient-elles mieux le porter. Mais vous n'avez vu que vos intérêts, et vous. avez négligé les miens, et plût à Dieu que vous n'eussiez fait que les négliger; mais vous avez préparé sourdement les voies pour faciliter à mes ennemis les moyens de me prendre (2). C'en est fait, le mal est sans remède; le fardeau pèse de toute sa force sur mes faibles

 

1 De Sacerdotio, lib. II, cap. 3. — Ibid, cap. 4.

 

épaules; il est inutile de se plaindre plus longtemps, comme aussi il est inutile de vous demander de plus amples explications.

«Je ne passerai pas à une autre question, reprit Chrysostome, que je ne me sois entièrement justifié sur ce qui vous concerne. Je connais votre sagesse, votre prudence, votre force, le zèle ardent qui vous anime; je connais ma lâcheté, ma faiblesse, ma misère profonde, voilà pourquoi j'ai fui le sacerdoce, et en même temps pourquoi j'ai, en un sens, procuré votre élection (1).

A ces mots, Basile, baissant la tête et rougissant de honte : « Laissons-là, dit-il, ce qui me concerne, et répondez à ceux qui vous accusent d'avoir méprisé les évêques électeurs, et qui, de plus, attribuent votre fuite il la vanité et à l'orgueil (2). »

XXI. «  J'aborderai sans crainte, reprit Chrysostome, cette autre partie de ma défense (3). Quel crime ai-je commis? due me reproche-t-on? D'avoir couvert de confusion, par mon refus, les saints évêques qui m'avaient choisi? Et d'abord, je dis qu'il ne faut pas craindre de s'opposer aux désirs et à la volonté des hommes, quelque saints qu'ils soient, quand on ne peut y souscrire sans offenser Dieu; mais loin d'avoir fait injure à mes pères dans la foi par men refus, je crois, au contraire, avoir sauvegardé leur honneur. Si j'eusse été ordonné, que n'eussent pas dit ceux qui se plaisent à médire? Ils se fussent plaints que les évêques électeurs ne regardaient que la fortune; qu'ils se laissaient éblouir par l'éclat de la naissance et séduire par les flatteries; que l'on choisissait les privilégiés, tandis que l'on dédaignait les hommes d'un age mûr, recommandables par leur

 

1 De Sacerdotio, lib. II, cap. 3. — 2. Ibid., cap. V. — 3. — Ibid, cap. VI.

 

science et leur sainteté, mais nés au sein de la pauvreté et de l'abjection.

« Le reproche que l'on me fait d'avoir refusé l'épiscopat par orgueil, n'est pas plus solide; car si j'avais eu de l'orgueil et de l'ambition, au lieu de refuser, j'aurais du, au contraire, accepter. Non, non, ce n'est pas l'orgueil qui a déterminé ma conduite, mais c'est le sentiment de ma faiblesse, c'est la considération des grandeurs du sacerdoce, des hautes vertus qu'il exige, et de la grande responsabilité qu'il impose.

« Et quel est l'homme qui ne tremble à la pensée de la grandeur des devoirs et des fonctions du sacerdoce? Le sacerdoce s'exerce sur la terre, mais il tire son origine du ciel: c'est la première de toutes les dignités; elle surpasse la dignité des rois autant que le ciel est élevé au-dessus de la terre (1). Il faut mettre le sacerdoce au rang des choses célestes, puisque c'est le Saint-Esprit qui en est l'auteur; puisque c'est lui qui a fait aux hommes l'honneur incompréhensible de les élever à cette angélique dignité. Ne faut-il pas qu'un prêtre soit aussi pur que les esprits bienheureux? n'est-il pas supérieur au pontife de l'ancienne loi? son ministère n'est-il pas plus grand et plus divin? Et qu'étaient-ils tous les sacrifices anciens, en comparaison du sacrifice chrétien, sinon des ombres et des figures? Quel prodige! Le prêtre est à l'autel, ses yeux et ses mains s'élèvent vers le ciel, il prononce les paroles sacrées; le Seigneur des anges s'immole entre ses mains, et son sang divin est répandu sur tout le peuple ! ... A ce spectacle, croyez-vous encore être sur la terre parmi les hommes? N'êtes-vous pas plutôt transporté dans les cieux, et, bannissant de votre esprit toute pensée charnelle, ne contemplez-vous pas, avec les yeux d'une âme libre et d'un coeur chaste, la gloire céleste

 

1. De Sacerdotio, lib. III, cap. 1.

 

qui vous environne? O prodige! ô bonté de Dieu! Celui qui est assis là-haut, à la droite du Père, se laisse prendre en ce moment par les mains de tous!

« Ces merveilles vous paraissent-elles dignes de mépris? ,sont-elles de nature à être foulées aux pieds par qui que ce soit ?

« Quelles ne sont pas les autres prérogatives du prêtre? Les rois n'exercent leur pouvoir que sur les corps, le prêtre, sur les âmes et les corps; les rois n'exercent leur pouvoir que sur la terre, les pouvoirs du prêtre s'exercent au ciel et sur la terre. Revêtus d'une puissance que Dieu n'a pas accordée aux anges mêmes, c'est à eux qu'il a été dit : Tout ce que vous délierez sur la terre sera, délié dans le ciel, tout ce que vous lierez sur la terre sera lié dans le ciel (1). Le prêtre prononce, et Dieu ratifie dans le ciel la sentence qui a été portée sur la terre.

« C'est par les prêtres que les fidèles sont engendrés à la vie chrétienne, ils sont les pères des âmes; c'est par eux que l'on mange la chair du Seigneur, et que l'on boit son sang; sans eux, il est impossible de mériter la couronne éternelle et d'éviter la damnation; de leur conduite, dépend le salut ou la perte des peuples. Un évêque doit être sans ambition; il est obligé d'être sobre, modeste, vigilant; il faut qu'il étende ses vues sur une infinité d'objets, parce qu'il doit veiller sur la conduite des âmes confiées à ses soins; il lui faut une grande patience, un courage à toute épreuve, pour souffrir les affronts, les violences, les railleries et les paroles dures. Celui qui, dans l'occasion, ne peut retenir sa colère, ne doit point être honoré du sacerdoce. Le prêtre est chargé des petits et des grands, des veuves, des pauvres, des malades, des pèlerins et des vierges; son zèle doit être éclairé et

 

1.  Joan., cap. 20.

 

ardent, sa mortification constante, sa charité et son dévouement sans bornes; la moindre faute ternit le lustre et l'éclat de sa vertu, et cause de grands scandales parmi les peuples, qui, malgré sa qualité d'homme, exigent qu'il soit exempt de fautes presque à l'égal des anges. Eh ! si le grand Apôtre, pénétré de l'excellence du sacerdoce, l'a redouté, qui suis-je moi-même, pauvre, faible et sans vertu, pour ne pas trembler seulement en y pensant ? »

A ces mots , Chrysostome s'arrêta pendant un instant, et Basile, après avoir hésite: « Vos craintes, dit-il, seraient sans doute légitimes, si vous aviez brigué cette dignité; mais vous ne l'avez pas recherchée, et les fautes que vous commettriez dans vos fonctions ne vous seraient. point imputables. »

Chrysostome, faisant un mouvement de tête et souriant, admira l'ingénuité de son ami. «Je voudrais, dit-il, que les choses fussent comme vous le dites, mais il n'en est pas ainsi; car non-seulement ceux qui s'ingèrent par ambition dans le ministère, seront punis des fautes qu'ils y commettent, niais encore ceux qui l'acceptent sans l'avoir recherché, s'ils n'ont pas les qualités requises pour l'exercer, parce que, connaissant leur faiblesse et leur incapacité, ils devaient refuser. Ce n'est pas assez pour le prêtre d'avoir les vertus et la sainteté, il faut aussi la science, non-seulement pour exposer les dogmes de la religion aux fidèles, mais pour combattre les erreurs des païens, des juifs et des hérétiques (1). Il faut qu'il soit doué du talent de la. parole, pour adresser à son peuple de fréquentes homélies; il faut qu'il se mette au-dessus du respect humain et de la vanité; que son intention, en prêchant, soit droite et pure. Malheur à lui, s'il n'a pas la science suffisante! De quelle utilité peut être la bonne vie, lorsqu'il s'agit de décider des dogmes disputés, sur

 

1. De Sacerdotio, lib. IV, cap. 1.

 

tout lorsque les deux partis s'appuient de l'autorité de l'Écriture? Quel danger pou la religion, de voir un évêque vaincu et réduit à ne savoir quoi répliquer! et quel malheur, si les peuples se perdent par sa faute ou par son ignorance!

« Ne me demandez donc plus pourquoi j'ai fui la dignité du sacerdoce, ce n'est ni par orgueil, ni par vanité; non, mais j'ai craint la haute responsabilité qu'il impose (1). J'ai tremblé en pensant due le prêtre rendrait compte des péchés du peuple; que sa vie devait être supérieure en sainteté à la vie des cénobites ; due les fautes du prêtre seraient punies plus sévèrement due celles de simple fidèle; que le prêtre était environné de toutes sortes de dangers pour le salut de son âme. Oui, j'ai tremblé à la seule pensée de la sainteté dont il doit être revêtu. Concevez quelles doivent être les mains qui traitent les augustes mystères, la langue qui prononce les paroles sacrées, l'excellence enfin, et la pureté de l'âme qui reçoit les dons infinis. Au moment du sacrifice, le prêtre est assisté par les anges; l'ordre tout entier des puissances célestes rangées respectueusement autour de l'autel où gît la victime proclame le Dieu trois fois saint; peut-on en douter, quand on considère la grandeur du mystère qui s'y accomplit?

« Je vous l'avouerai, plusieurs fois mon corps a été sur le point de tomber en dissolution des le jour où vous me fîtes part des bruits répandus dans le public sur notre élévation prochaine. Contemplant, d'un côté, la gloire de l'Épouse de Jésus-Christ, sa sainteté; sa beauté toute spirituelle, et, de l'autre, Considérant mon affreuse misère, je ne cessais de m'affliger sur son sort et sur le mien. Je me disais, dans mon étonnement et dans ma douleur : Qui donc a pu donner ce conseil? Quel si

 

1. De Sacerdotio, lib. V.

 

grand crime l'Église de Dieu a-t-elle commis, pour la condamner à subir tant de honte en l'abandonnant à moi, le plus indigne de ses serviteurs?

«Voilà ce que je me disais, et, depuis cette époque, des torrents de larmes coulaient de mes yeux. Vous n'en étiez pas témoin, vous ne le saviez pas, et vous pensiez que je passais mes jours dans une paix profonde.

« Ce secret de mon coeur, que je vous révèle aujourd'hui, vous touchera peut-être et vous obligera à m'accorder votre indulgence.

Vous le savez, je ne crois pas que l'on puisse se sauver si l'on n'a absolument rien fait pour le salut du prochain. Je vous ai toujours parlé du bonheur de ceux qui sont capables de remplir saintement ce ministère; certes, un état dont j'envie le bonheur, je l'aurais embrassé avec ,joie, si je me fusse senti capable d'en remplir les devoirs. Hélas! il ne me reste, vu ma faiblesse, mon incapacité et mes misères, qu'à m'enfermer dans ma cellule pour y gémir et y prier . faire autrement, me mettre à la tète des soldats de Jésus-Christ, c'eût été de ma part trahir la cause de Dieu et de l'Église, et au lieu d'être un général de Jésus-Christ, c'eût été devenir un général de Satan pour le déshonneur de l'Église et la perte des âmes (1) .

« Mais pourquoi, ô Basile ! ô ami si cher à mon coeur! pourquoi ces gémissements? pourquoi ces larmes que je vous vois répandre? Ma situation, loin de vous affliger, doit plutôt exciter votre joie et votre allégresse.»

« Il est vrai, répondit Basile, mais la mienne sera pour moi un sujet éternel de désolation. Jusqu'à ce jour, je n'avais pu mesurer toute la profondeur de cet abîme de maux où vous m'avez plongé. J'étais venu vous trouver pour apprendre la réponse que je devais faire à vos accusateurs,

 

 De Sacerdotio, lib VI.

 

et vous me congédiez en changeant l'objet de ma sollicitude; car, ce qui m'occupe, ce n'est plus ce que je répondrai pour vous, mais c'est la justification que je présenterai à Dieu pour moi-même et pour mes péchés.

« Toutefois, je vous en conjure, si mes intérêts vous touchent, s'il est pour moi quelque consolation en Jésus-Christ, si vous avez pour moi des entrailles, un coeur compatissant, tendez-moi la main, sanctifiez-moi par vos paroles et par vos exemples, ne consentez jamais à m'abandonner un seul moment, mais plutôt vivons ensemble plus étroitement encore qu'auparavant. »

« De quel secours, reprit Chrysostome en souriant, de quelle utilité puis-je être pour vous dans cette foule de devoirs? — Mais puisque cela vous est agréable, ayez bon courage, cher ami, je serai auprès de vous pendant tout le temps qu'il vous sera permis de vous délasser des fatigues et des soins de votre ministère; je m'efforcerai de vous consoler en faisant pour votre service tout ce qui dépendra de moi. »

A ces mots, Basile se lève, versant une plus grande abondance de larmes, Chrysostome l'embrasse, et, le baisant au front, il l'accompagne, l'exhortant à supporter avec courage ce qui lui est arrivé.

« J'ai confiance, lui dit-il, que celui qui, en vous appelant, vous a remis la conduite de ses brebis chéries, vous donnera la force et le courage dont vous aurez besoin. Oui, chargé de mérites que je n'aurai pas acquis, ceint de couronnes que je n'aurai pas gagnées, plus agréable à Jésus que moi, vous aurez assez de crédit auprès de Dieu, je l'espère, pour me défendre dans ce jour solennel où mon âme sera en danger, et aussi pour m'obtenir d'être admis avec vous dans les tabernacles éternels. »

XXII. Basile se retira en versant un torrent de larmes. Peu de temps après, il partit pour prendre possession de l'église de Raphanée, peu distante d'Antioche. En 381, il fut un des pures du concile de Constantinople. Ce pieux évêque gouverna avec une grande sagesse les peuples confiés à ses soins. Il comprenait trop bien l'excellence du sacerdoce, la sainteté qu'il exige, la haute; et terrible responsabilité qu'il impose; il en avait trop redouté les charges pour ne pas en remplir fidèlement les devoirs; aussi se montra-t-il constamment évêque orthodoxe, pasteur plein de dévouement, et digne ami de Chrysostome.

XXIII. La conversation sublime entre Basile et Chrysostome due nous venons de rapporter, n'est pas autre chose que ce qui fait le fond du Traité du Sacerdoce. Bans l'intérêt de la gloire de Dieu et du bien de son Église, Chrysostome la rédigea par écrit, telle que nous l'avons aujourd'hui. On ne sait pas précisément dans quel lieu ni dans quelle année ce Traité fut composé es uns disent que Chrysostome l'écrivit dans le désert avant l'année 381, les autres prétendent que ce fut à Antioche pendant son diaconat, de 381 à 386. Mais peu importe de savoir le lieu et l'année, ce qui est plus important; c'est l’étude et la méditation de cet admirable Traité. Il est divisé en six livres, dans lesquels Chrysostome expose avec une force et une éloquence surhumaines la grandeur, les pouvoirs et les devoirs du prêtre. L'écriture, la raison, l'histoire, la nature, lui fournissent ses développements. Le prêtre, c'est un père, c'est un juge, c'est un docteur, c'est un médecin, un roi, un cénobite; c'est un apôtre, le lieutenant de Dieu; c'est un saint, c'est un ange, et plus due tout cela encore. En parlant des sujets de crainte qu'avait saint Paul et que tout prêtre doit avoir, il est d'une éloquence ravissante; il emprunte ses similitudes tantôt à l'art de la guerre où il s'agit de conduire des armées, tantôt à l'art de la navigation et à la conduite des vaisseaux. Mais qu'est-ce que la guerre d'hommes à hommes, auprès des combats contre les démons, s'écrie-t-il? que sont toutes les mers et tous leurs écueils, comparés à l'océan du monde et à ses dangers?

En lisant ce livre d'or en se sent vivement pénétré d'admiration pour le sacerdoce; on comprend due le prêtre n'est pas un homme ordinaire, mais que c'est un être à part, un médiateur entre le ciel et la terre, un homme divin. Son caractère auguste, ses pouvoirs, ses prérogatives, ses fonctions, forcent au respect; ses devoirs, sa responsabilité, font naître la commisération; mille sentiments divers pénètrent le coeur et le remplissent; l'âme passe tour à tour de l'admiration à la crainte, du désir à la frayeur, et de la terreur à l'espérance; on aime le prêtre, on le respecte et on le plaint.

Le Traité du Sacerdoce est, de tous les ouvrages de saint Chrysostome, celui qui a le plus contribué à sa haute réputation. Dès qu'il parut, il fut répandu dans les pays les plus éloignés. Saint Jérôme en parle avec éloge dans sa Bibliothèque des Écrivains ecclésiastiques, publiée en 392. Suidas, dans son Lexique, en parle en ces termes : « Jean d'Antioche, surnommé Chrysostome ou Bouche d'Or, a beaucoup écrit; mais de toutes ses couvres, la plus excellente ce sont ses Dialogues sur le Sacerdoce, soit pour la sublimité et le charme de l'élocution, soit pour la douceur et l'élégance du style, sa bouche étant plus abondante, plus féconde que les sources mêmes du, Nil. »

Saint Isidore de Péluse, disciple de Chrysostome, écrivant à Eustathe, lui parle ainsi dit Traité du Sacerdoce : « Je vous envoie le livre fille vous m’aviez demandé, et  j’en attends pour vous le fruit qu'il n'a jamais manqué de porter pour tout le monde. Sa lecture n'a jamais pénétré une âme sans la blesser du divin amour.

« Jean, l'oracle de l'Église byzantine, ce sage, cet érudit interprète des secrets de Dieu, cette lumière de toutes les Églises, a écrit ce livre avec tant de sagacité, de prudence et de soins, due tous, tant ceux qui, pour la gloire. de Dieu, remplissent les augustes fonctions du sacerdoce, que ceux qui s'en acquittent avec négligence, y trouveront, les uns , de quoi nourrir leur vertu, les autres, de quoi corriger leurs vices. »

Depuis cette époque jusqu'à nos jours, la réputation du Traité du Sacerdoce n'a fait qu'augmenter. Ce livre, dans tous les temps, a fait les délices du prêtre qui désire se sanctifier, et, aujourd'hui comme toujours, il est appelé. à produire les plus heureux fruits pour la gloire de Dieu et de l'Église, comme aussi pour le salut du prêtre et des fidèles.

Après cette digression, que nous avons crue nécessaire, nous reprenons le cours de notre histoire.

La première jeunesse de Chrysostome était passée. En 374, époque probable de l'élection de Basile pour le siége épiscopal de l'Église de Raphanée, il avait atteint sa vingt-septième année. Pendant cette première période de sa vie, de grands événements avaient eu lieu dans l'Église et dans l'État. Né sous le règne de Constance, arien déclaré, il avait vu dans sa première enfance le triomphe des hérétiques, la persécution des catholiques, l'exil des évêques orthodoxes, le zèle et les travaux de saint Athanase, et les supplices des martyrs; plus tard, en 361, il avait été témoin de l'impiété de Julien, ouvrant les temples païens et offrant des sacrifices sur l'autel des faux dieux. Jovien , successeur de Julien, avait protégé l'Église, mais l'arianisme avait fait d'affreux ravages à Antioche, et cette antique métropole , souillée par des évêques hérétiques, était encore divisée par le schisme causé par l'élection de Paulin. Retiré dans l'intérieur de la maison d'Anthuse, occupé de l'étude et de la prière, Chrysostome gémissait avec ses amis sur les maux de l'Église. Dieu, en mettant sous ses yeux la faiblesse, les fourberies, la malice et la défection des uns, en le rendant témoin du courage admirable, de la foi vive, de la fermeté et de la sainte liberté des autres, préparait ainsi cette grande âme à l'accomplissement de ses desseins. C'est au milieu des afflictions et des orages qu'ont coutume de se former les grands caractères. Jusqu'alors, ce ,jeune soldat de Jésus-Christ n'avait pu encore paraître sur le champ de bataille; mais il préparait ses armes, en apprenant à se taire et à souffrir; il se disposait à la lutte, à l'exemple des Athanase, des Basile, des Grégoire, et surtout de saint Mélèce, son évêque et son père.

XXIV. A cette époque de la vie de Chrysostome (374), la lutte était plus vive que jamais; Valens, que son frère Valentinien avait associé à l'empire , persécutait avec fureur l'Église catholique. Les évêques étaient poursuivis et exilés, les églises fermées, les ariens triomphants, et les fidèles catholiques obligés de se réunir an milieu des champs, dans les cavernes des montagnes, au sein des déserts pour prier et célébrer les saints mystères. Antioche , capitale de la Syrie et résidence ordinaire de l'empereur , était surtout en proie à la terreur et à la désolation. On y vit des scènes affreuses d'impiété, de scandale et de barbarie. Les hérétiques ariens, soutenus par l'empereur, arien lui-même, se livrèrent contre les catholiques à des actes qui rappelaient la fureur et la rage des païens persécuteurs. Toutefois, s'il y eut des scandales et des défections dans les rangs des fidèles, il y eut aussi de beaux exemples de foi et de courage; et si l'arianisme eut ses apeures cruels, la foi catholique ne manqua pas de défenseurs et d’athlètes intrépides. Saint Basile fit trembler le préfet modeste à Césarée, et l'audace même de Valens ne tint pas devant ce, courageux évêque. Le visage seul de cet intrépide défenseur de la foi orthodoxe fit tomber le persécuteur en défaillance au pied même de l'autel. Les fidèles et les moines d'Antioche, poursuivis et persécutés , ne firent pas défaut à la cause de l'Église. Un jour, Valens, du haut de son palais situé sur les bords de l'Oronte, aperçut sur le chemin un vieillard pauvrement vêtu et se dirigeant vers la ville à pas précipités. Ayant demandé à ses courtisans quel était ce vieillard si extraordinaire : C'est Aphraate, réponditon, ce solitaire des montagnes pour lequel le peuple a tant de vénération. A ce mot de solitaire , Valens , transporté de fureur, veut arrêter le vieillard. «Aphraate, s'écrie-t-il, où vas-tu si vite? Prince, répondit le moine, je vais prier pour la prospérité de votre règne. Pourquoi, reprit l'empereur, toi qui es solitaire, as-tu quitté ta cellule pour mener une vie vagabonde et parcourir les rues de la ville? Je suis. resté dans ma solitude, reprit vivement Aphraate, tant que les brebis du divin pasteur ont été en paix; mais à présent qu'elles sont exposées au plus grand danger, pourrais-je rester tranquillement dans ma cellule? Si une jeune fille voyait le feu à la maison de son père, ne penses-tu pas qu'elle devrait courir et chercher à l'éteindre? Eh bien ! je fais aujourd'hui quelque chose de semblable; c'est toi qui a mis le feu à la maison de mon père; cette maison est l'Église catholique que tu persécutes à outrance, et je cours polir éteindre l'incendie allumé par tes mains. »

Les simples fidèles et même les femmes ne montraient pas moins de zèle pour la foi que les prêtres et les solitaises. La ville d'Édesse fut aussi éprouvée par la persécution. Saint Barsès, son évêque, fut. exilé et remplacé par un évêque arien; mais les fidèles, au lieu de communiquer avec lui, sortaient de la ville. Ils se réunissaient dans les champs pour y célébrer les saints mystères. Valens, l'ayant appris, frappa de sa main le préfet Modeste, parce qu'il n'avait pas eu soin d'empêcher ces assemblées; il lui ordonna de prendre toutes les troupes qui se trouvaient dans la ville et de marcher, dès le lendemain, pour dissiper ces réunions. L'ordre de Valens fat connu, et l'assemblée des catholiques fut plus nombreuse.

Dès le matin, toute la ville fut en mouvement comme si l'ennemi eût été aux portes. Modeste parcourt les rues, il s'avance à la tête des légions armées. Tout à coup, une femme, à peine couverte de ses habits, s'élance de sa maison traînant par la main un petit enfant; elle ne prend pas même le temps de fermer sa porte, et, traversant avec précipitation les rangs des soldais, elle se met à courir vers les portes de la ville. Le préfet la fait arrêter : « Ou vas-tu si vite? » lui dit-il. — « Je me presse, répond-elle, d'arriver an champ où sont assemblés les catholiques. — Tu ne sais donc pas, répond le préfet, que je marche avec mes légions pour massacrer tous ceux que j'y trouverai? — Je le sais, répond cette femme; généreuse, et c'est polir cela même que je me hâte, de peur de laisser échapper cette occasion de souffrir le martyre. — Mais pourquoi mènes-tu cet enfant? reprit Modeste. — Je le mène, afin qu'il ait part à la même gloire que sa mère. »

Cette réponse terrassa Modeste; il retourna au palais , et persuada à l'empereur de renoncer à son entreprise.

La fureur de Valens tomba sur les prêtres et les diacres. Quatre-vingt-dix furent exilés. Pendant que le Préfet, après les avoir réunis, les exhortait à communiquer avec l'empereur, un d'entre eux, nommé Euloge, fit une réponse admirable, qu'il faudrait graver en lettres d'or autour des sceptres et des trônes : « L'empereur est pour l'empire, dit-il, il ne peut pas réunir en sa personne le sacerdoce et l'empire. Rendons à Dieu ce qui est à Dieu, et à César ce qui appartient à César. » Maxime admirable! c'est pour l'avoir méconnue que tant de princes orgueilleux et sacrilèges ont trop souvent bouleversé les royaumes, renversé leurs trônes et ensanglanté la terre!

Ce fut à cette époque que Jean faillit tomber entre les mains des persécuteurs. Peu s'en fallut qu'il ne perdit la vie au milieu des supplices.

XXV. Valens favorisait le paganisme, non point par des édits publics, mais par son silence. Sous son règne, un très-grand nombre de lettrés et de philosophes s'adonnaient publiquement à la magie et à la divination. Son impiété fut punie. On découvrit. une conspiration formée contre lui par ceux-là même qu'il protégeait. En remontant à la source, on reconnut qu'elle avait pour auteurs et pour fauteurs deux célèbres magiciens, Hilaire et Patrice, qui, dans une de leurs réunions, après divers enchantements, avaient désigné celui qui devait succéder à Valens après qu'il serait renversé. L'empereur, irrité, ne mit point de bornes à sa fureur. A l'instant même la ville est environnée de soldats; on parcourt les rues; les maisons sont fouillées; on fait des recherches sévères, et tous les magiciens, tous ceux qui avaient des livres de magie sont arrêtés et mis à mort. Un riche citoyen d'Antioche, auteur d'un livre sur cette superstition, craignant d'être découvert, avait eu soin de le jeter dans l'Oronte. Le volume, surnageant, était entraîné par le courant des eaux du fleuve. Dans ce moment, Jean revenait avec un de ses amis d'un pèlerinage à l'église des Martyrs. En marchant le long du fleuve, le compagnon de Chrysostome aperçoit ce livre flottant sur les eaux; il s'élance pour le saisir : « Ce que vous trouvez-là m'appartient, » s'écrie Chrysostome en souriant, « apportez-le; voyons ce que c'est. » Quel n'est pas leur effroi de voir un livre de magie dans leurs mains, et tout près d'eux une troupe de soldats s'avançant rapidement à la recherche de ceux que poursuivait la colère de l'empereur. Dieu permit qu'ils pussent rejeter ce livre proscrit sans être aperçus des soldats : il y allait pour eux de la vie.

« N'oublions jamais les bienfaits du Seigneur, » s'écriait Chrysostome, quelques années plus tard, en racontant ce fait; « ne, perdons pas le souvenir des dangers sans nombre dont nous avons été délivrés, et où nous devions naturellement périr; rendons sans cesse des actions de grâces à la bonté toute-puissante du Seigneur pour tous ses bienfaits, et efforçons-nous d'en mériter de nouveaux par notre reconnaissance (1) . »

XXVI. Ce danger qu'il avait couru, les troubles permanents d'Antioche, la fureur des ariens, la persécution cruelle que souffraient les catholiques obligés d'abandonner les églises, et, plus que tout cela encore, le désir de mener une vie plus parfaite, déterminèrent Jean à fuir dans les montagnes pour mettre à exécution le projet qu'il avait formé depuis longtemps d'embrasser la vie monastique, et dont il n'avait pu être détourné que par les larmes et les prières de sa mère.

Anthuse n'était plus. Cette femme admirable, cette. mère plus admirable encore, riche des mérites qu'elle avait acquis par sa foi vive, par son courage et ses vertus

 

1.  In Acta Homel., 39.

 

généreuses, après une vie toute; consacrée à Dieu et à Chrysostome son fils, était morte comme meurent les justes et les saints. Peu avancée en âge, elle pouvait espérer voir encore les prodiges que semblaient promettre la science et la sainteté de Chrysostome ; hais Dieu en avait décidé autrement; elle était destinée à contempler du haut des cieux les combats, les triomphes et les souffrances qui devaient remplir la vie de celui pour qui elle s'était constamment dévouée.

XXVII. Chrysostome ne balança plus; les liens qui seuls et jusqu'alors avaient pu le retenir étaient brisés; sa résolution fut prise définitivement et il se mit en devoir de l'exécuter.

Hélas ! combien la volonté de l'homme est faible, mobile et inconstante ! combien surtout elle est impuissante pour mettre à exécution, sans la grâce, même ce qu'elle a désiré avec le plus d'ardeur et résolu avec le plus de générosité ! Pour vouloir le bien, il faut la grâce; pour entreprendre le bien, il faut la grâce; il faut encore la grâce pour l'exécuter : c'est ce que Dieu, dans sa bonté, lit sentir à Chrysostome. Sa retraite dans les montagnes était trop importante , elle devait être trop utile à son salut et an salut du prochain; surtout, elle devait par ses résultats procurer un trop grand bien à la religion et à l'Église, pour que l'esprit de ténèbres, l'ennemi perpétuel de tout bien, ne cherchât pas à l'empêcher. Aussi, à peine Chrysostome eut-il pris sa résolution définitive, que le démon l'attaqua en jetant dans soli âme de vives inquiétudes.

Il ne sentit plus le vif désir qu'il avait jusqu'alors éprouvé de se consacrer spécialement au Seigneur en embrassant la pénitence. La vie des solitaires perdit tous ses charmes à ses yeux; elle ne lui parut plus qu'une véritable mort, lute torture, lui martyre plus cruel que la mort même. Cette solitude du désert, ce silence perpétuel, cette retraite profonde, se présentaient à lui sous les images les plus affreuses; il s'inquiétait même pour ce à quoi jusque-là il n'avait fait nulle attention. Chose étonnante! misérable effet. de l'imagination! il se demandait comment dans le désert il trouverait les choses nécessaires à la vie, qui viendrait à son aide, dur lui fournirait de l'huile et du pain frais; continent, enfin, il pourrait vivre. Il craignait d'être contraint de se servir d'une même huile pour sa nourriture et pour sa lampe , et d'être, forcé de manger des légumes. Je tomberai entre les mains d’un directeur sévère, se disait-il, je serai employé à un travail pénible; il me faudra bêcher la terre, cultiver un jardin, couper le bois dans les forêts, porter l'eau de fort loin, et m'employer enfin à un travail qui n'appartient qu'aux esclaves ou aux mercenaires.

Ces pensées rendues encore plus vives par l’imagination, faisaient les plus tristes impressions dans le coeur de Chrysostome : un abattement profond eu était la suite. Il se prosternait devant la majesté sainte de Dieu, et, rougissant de lui-même, gémissant de sa faiblesse, il faisait de nobles efforts pour briser ces liens, ou plutôt ces fils légers qui l'embarrassaient. « Misérable ! s'écriait-il , quelles sont donc ces craintes qui m'assiégent? d'où viennent ces inquiétudes qui me dévorent? ne pourrai-je donc faire pour le ciel ce que tant d'ambitieux font tous les jours et avec tant d'ardeur pour la gloire et les richesses? Quand il s'agit de me donner à Dieu, de me retirer dans la solitude, je m'inquiète de savoir si rien ne me manquera; je veux prendre la voie étroite, et en même temps je cherche la voie large. Je crains la peine, tandis due les ambitieux, s'il s'agit d'obtenir mi emploi, une magistrature, ne s'informent que de savoir combien d'argent cet office rapportera; et s’ils y trouvent honneur et profit, ils s'élancent avec ardeur dans la carrière. On les voit supporter sans se plaindre, et même avec joie, les travaux, les fatigues, les sollicitudes du jour et de la nuit, braver les injures et les ignominies, dévorer mille chagrins, et s'exposer à mille périls. Les longs voyages, l'incommodité des saisons et des différents climats ne les découragent pas : ils s'exposent volontairement à la mort; ils quittent leur patrie, traversent les mers, sans que ni la crainte, ni les privations qu'ils subiront, ni les prières, ni les larmes de leurs proches, de leurs amis, de leur femme et de leurs enfants puissent les retenir.

« Et moi, quand il s'agit, non pas de la terre; mais du ciel, non pas de gagner de terrestres richesses mais des trésors célestes, si grands, si précieux, qu'ils surpassent tout ce que l'homme a pu voir, entendre et concevoir, je me trouble à la pensée du désert; je m'inquiète de quelques difficultés; je m'informe si, dans les saintes maisons de la montagne, j'aurai de l'huile et du pain frais. O honte ! ô faiblesse! ô incompréhensible misère (1)! ... »

XXVIII. Les grands sacrifices ne se font pas sans douleur; les grandes victoires, les victoires décisives sont précédées de combats acharnés ; l'âme qui vent se donner à Dieu tout entière, doit subir de douloureuses opérations, il faut qu'elle coupe jusqu'au vif, qu'elle brise non-seulement les liens, mais même toutes les fibres qui la retiennent et qui l'empêchent de prendre son essor vers les régions célestes : la mort est toujours précédée des douleurs de l'agonie. Tel et bien plus douloureux encore fut le combat d'Augustin pour mourir au monde, à ses vanités et à ses plaisirs.

 

1. De Compunctione, lib. III.

 

« J'étais transporté d'indignation contre moi-même, dit-il, de ce que je n'avais pas le courage de faire ce que la raison me montrait être si avantageux et si nécessaire. Je voulais et je ne voulais pas, j'étais pour ainsi dire divisé entre moi-même et moi-même. Je secouais la chaîne dont j'étais lié sans pouvoir la rompre, quoiqu'elle ne tînt presque à rien (1).

« Je me voyais presque au point oit je voulais venir; j'étais près d'y toucher; cependant je n'y touchais pas encore, puisque j'hésitais de mourir à tout ce qui est une véritable mort pour vivre de la véritable vie. Ces amusements frivoles, ces vanités me tenaient encore au coeur; il me semblait les voir me prendre par la robe et me dire tout bas : Quoi donc, vous nous dites adieu? dès ce moment nous n'allons plus être à vous? dès ce moment. telles et telles choses vous seront interdites à jamais? penses-tu pouvoir te passer toujours de nous? C'est ainsi que les misères humaines cherchaient à me retenir; mais, d'un autre côté, la grâce me pressait vivement. Quoi, me disait-elle, tu ne pourras pas ce qui est possible à tant d'autres? Est-ce par eux-mêmes, ou plutôt n'est-ce pas avec le secours de Dieu qu'ils peuvent faire ce qu'ils font? Pourquoi t'appuyer sur toi-même? Jette-toi entre les bras du Seigneur; il ne se retirera pas pour te laisser tomber; ne crains pas, il te recevra dans sa miséricorde, et sa bonté compatissante guérira tes plaies. »

La tempête qui agitait l'âme de Chrysostome se dissipa peu à peu; par la prière et l'humilité il obtint la grâce dont il avait besoin dans cette difficile circonstance. Vainqueur du monde et du démon, maître des craintes chimériques qui l'avaient obsédé, il quitta Antioche et prit le chemin de la solitude, où l'attendaient Théodore et Maxime qu'il avait gagnés à Dieu, et qui,

 

1. De Civitate Dei.

par ses conseils, avaient quitté les plaidoiries du palais pour embrasser la profession monastique (374). Suivons ce généreux athlète dans les monastères des montagnes; lui-même nous décrira la vie admirable des solitaires et la sienne.

La cité d'Antioche était bâtie sur les bords de l’Oronte, à douze lieues de la mer de Séleucie, au pied occidental d'une longue chaîne de montagnes qui courent du midi au septentrion, et dont les divers sommets superposés, couverts de forêts, entrecoupés par des rochers et des vallées profondes, se prolongent, dans leur plus grande largeur, jusqu'à Béroé, dans la Coelésyrie. Comme celles de l'Égypte et de la Palestine, ces montagnes étaient habitées par quelques solitaires dès les premiers siècles du christianisme. On montrait encore, au quatrième siècle, la grotte où s'était retiré l'apôtre saint Paul. Quand les persécutions païennes eurent cessa, et due Constantin eut rendu la paix à l'Église, les fidèles, n'étant plus excités par la crainte des supplices et par les grands exemples des martyrs, tombèrent peu à peu dans le relâchement; l'esprit du monde, l'attachement aux biens de la terre, l'amour des plaisirs et l'ambition des honneurs s'emparèrent du coeur d'un grand nombre de chrétiens. Pour échapper à la contagion, et en même temps pour mener librement nue vie plus parfaite, les ascètes, qui étaient dans les villes, se retirèrent dans les déserts, à l'exemple des Antoine, des Pacôme et des Hilarion. Les montagnes de la Syrie et de l'Osroëne furent bientôt remplies d'un peuple d'apôtres et de saints. — A l'époque qui nous occupe, les montagnes d'Antioche et de Syrie comptaient plus de trois cents monastères.

XXX. « Demeures sacrées; s'écrie saint Jean Chrysostome, doux asiles de pénitence, dont sont bannis les ris immodérés, le trouble et les inquiétudes de l'âme, les agitations de la vie, le tumulte des affaires et les préoccupations misérables de la terre; gymnases divins, où l'ascète s'exerce en toute liberté à la prière, aux jeûnes, aux disciplines, aux veilles et à la mortification; ports paisibles, à l'abri des vents et des tempêtes, et où trouvent le salut tous ceux qui y abordent; phares éclatants, qui, projetant au loin leur lute;fière sur les flots tumultueux de l'océan du monde, éclairent et dirigent les malheureux naufragés et les arrachent aux horreurs de la mort; demeures sacrées, que vous êtes peu connues (1) !

« Là, ajoute-t-il, règne une paix parfaite. On n'a à souffrir ni la tyrannie des princes, ni la domination des grands, ni l'arrogance des maîtres, ni le mauvais vouloir des serviteurs, ni les cris emportés des femmes, ni le bruit tumultueux des enfants; là, point de forteresses ni de remparts, point de gardes, ni de soldats; les voleurs ne peuvent trouver ni cassettes, ni meubles, ni habits précieux, ni or, ni argent; toutes les cellules sont ouvertes, chaque solitaire n'a en propre due son corps et son âme; il ne craint de perdre ni les honneurs, ni les dignités, ni même la vie, car perdre la vie serait pour lui un avantage. lie ces saintes demeures sont bannis fies querelles, les disputes, la tristesse et l'ennui qui rongent le cœur; et quelles disputes pourraient régner dans les lieux d'où sont bannies la cause de toutes les querelles, ces deux paroles : le tien et le mien ?

« Ces sains ou plutôt ces anges de la terre se lèvent avant l'aurore, au premier chant du coq et à la voix de leur supérieur. Leur réveil est prompt, il est doux et surtout facile, car leurs sens ne sont pas appesantis par la nourriture trop abondante de la veille. Dès qu’ils sont

 

1. Adversus impugn. vitae monasicae

 

debout ils se réunissent, et, levant des mains pures vers le ciel, ils font monter ensemble vers le trône du Seigneur l'encens de la prière, les accents de la foi et l'hymne de l'adoration et de la reconnaissance.

« Qu'il est grand, qu'il est saint; qu'il est adorable, le Dieu très-haut, le Seigneur notre Dieu!

« Sa majesté est infinie, sa puissance est sans bornes, ses miséricordes sont éternelles!

« Il est juste dans tous ses desseins, il est saint dans toutes ses œuvres !

« Seigneur, nous veillons dès avant l'aurore, nous vous cherchons dès le point du jour, notre âme a soif de vous ; daignez satisfaire l'ardent désir qui nous presse.

« Dans cette terre déserte, sans route et sans eau, nous nous présentons dans ce saint lieu pour y adorer votre puissance et votre gloire.

« Seigneur, votre miséricorde vaut mieux que toutes les vies; nos lèvres chanteront vos louanges; nous méditerons en votre présence dès le matin, et nos coeurs tressailleront d'allégresse.

« Bénissons le Seigneur, exaltons son saint nom ! Vous êtes béni , Seigneur, au plus haut des cieux, vous êtes digne de toute gloire et de toutes louanges dans les siècles des siècles!

« Le jour est. partagé en quatre parties qu'ils désignent sous le nom de tierce, sexte, none et vêpres; ils se réunissent à chacune de ces parties du jour et ils célèbrent ensemble les louanges de Dieu , tandis que les hommes du siècle se livrent souvent au jeu, aux débauches et aux plaisirs coupables. Tout le reste du temps est employé à la prière, à l'étude des divines Écritures ou au travail des mains. Les tins font des cilices, les autres tressent des nattes et des corbeilles, d'autres transcrivent des livres; quelques-uns cultivent la terre; celui-ci coupe le bois nécessaire aux solitaires; celui-là reçoit les voyageurs ; l'autre lave les pieds des étrangers et les sert avec une charité admirable, sans s'informer s'ils sont riches ou pauvres, esclaves ou libres. Leur silence est perpétuel; toute leur conversation est avec Dieu, avec les prophètes et les apôtres dont ils méditent les divins écrits. Le profit qu'ils tirent de leur travail est employé à la nourriture des pauvres et des étrangers.

« Leur nourriture consiste en un peu de pain et de sel; quelques-uns y ajoutent de l'huile, et les infirmes, des herbes et des légumes; l'eau des fontaines est suffisante pour apaiser leur soif. Les fruits des arbres qu'ils cultivent, fournissent aux repas des grandes solennités. Ils prennent leur repos sur une natte étendue; leurs vêtements sont faits de poils de chèvre ou de chameau, ou de peaux si grossièrement travaillées, que les plus misérables mendiants ne voudraient pas s'en couvrir. Ils marchent toujours pieds nus.

« Une parfaite égalité, une douce et mutuelle prévenance, fruit de l'humilité et de la charité chrétiennes, les unit étroitement. Parmi eux, on ne distingue ni grand ni petit, ni riche ni pauvre, ni savant ni ignorant, ni maître ni serviteur; ils sont tous égaux, ils sont tous frères en Jésus-Christ. Nul d'entre eux ne se préfère aux autres; au contraire, chacun d'eux se regarde comme inférieur à son frère : c'est à qui s'occupera des offices les plus bas et les plus pénibles; c'est à qui se montrera plus charitable, plus prévenant et s'humiliera davantage. Rien n'est plus beau, plus paisible, plus admirable que la vie angélique de ces fortunés habitants du désert: c'est la pratique parfaite de l'Évangile; c'est l'accomplissement des conseils et le triomphe perpétuel de l'esprit sur la matière ; l'âme est tout; le corps n'est qu'un instrument, il n'est rien (1).

 

1. In Matth., Homel. 71.

 

« Rarement ces généreux athlètes sont malades ; quand cela arrive, ils sont à eux-mêmes leurs médecins; ils suspendent pour titi instant leurs jeûnes et leurs austérités, et bientôt ils recouvrent la santé. Pour eux, la vie est une mort et la mort est la vie. Quand titi des frères meurt, sa mort est une joie pour toute la montagne. « Il n'est point mort, s'écrient les solitaires, mais il est entré dans la véritable vie; il a passé du lieu d'exil à la patrie, de cette terre de douleur dans celle où règnent la paix et le bonheur. Son corps est inhumé au milieu des prières et des cantiques de joie; toits les solitaires se réjouissent, ils envient le bonheur de. leur frère; ils demandent au Seigneur de terminer bientôt leur combat pour les rendre participants de la gloire éternelle et les réunir à Jésus-Christ. »

XXXI Tels étaient, selon Chrysostome lui-même, l'esprit de retraite, la pauvreté, la charité, la mortification,1'humilité, la vise angélique enfin de ces saints :solitaires, habitants des montagnes vers lesquelles il dirigeait ses pas. Dieu lui donnait les ailes de la colombe pour y voler et s'y reposer. Comme titi cerf altéré cherche avec ardeur l'eau pure dos fontaines, ainsi ce généreux disciple de la Croix soupirait après les sacrifices et la sainte paix du désert.

Dès qu'il y fut arrivé, cette terre qui paraissait dévorer ses habitants fut pour lui un  port tranquille, une contrée délicieuse, un paradis admirable où coulait le lait et le miel. Ce n'est pas assurément qu'il ne ressentit au dedans de lui-même les frayeurs de la nature à la pensée des jeûnes et des austérités des solitaires. La vue de ces forêts épaisses, agitées par les vents et les orages, et au sommet desquelles planaient dans les airs les oiseaux de proie, cette solitude profonde, ces rochers escarpés, ces vallées sauvages, ces torrents qui se précipitaient en mugissant et dont le bruit seul troublait le silence profond de la montagne, le désert, enfin, ne pouvait manquer de produire des impressions de tristesse dans le coeur de cet homme, accoutumé, quoique solitaire dans la maison de sa mère, à voir les sources et les bosquets de Daphné, les arbres et les jardins d'Antioche, ses édifices superbes, son fleuve tranquille et majestueux, comme aussi la fertilité de ses campagnes couvertes de fleurs, de fruits et de moissons (1). Mais la grâce de Dieu est, plus forte due la nature. Le jeune solitaire s'arma de courage; il mit généreusement la main à l'œuvre, et, avec l'aide de Dieu, il triompha tellement de ses répugnances, qu'il trouva bientôt sa joie et son bonheur dans ce qui lui avait paru si plein de tristesse et de difficultés; tant il importe de fermer l'oreille aux vaines réclamations d'une imagination toujours trop prompte à s'effrayer! tant il est vrai de dire due l'on petit surmonter les plus grands obstacles, et que rien n'est impossible au vrai fidèle qui s'humilie et qui prie!

Au sein du désert, dans cette école divine de Jésus-Christ, Chrysostome s'appliqua tout entier à la méditation des Écritures et aux pratiques de la pénitence. Il étudia les saintes lettres sous deux maîtres habiles, l'un appelé Diodore et l'autre Cartère. Ce dernier est loué par saint Grégoire de Nazianze, qui l'appelle un homme de Dieu et très-habile dans la science divine; le premier fut évêque de Tarse, et Chrysostome l'appelait son père et son maître; mais surtout il s'appliqua à se connaître lui-même. L'humilité et ses pratiques furent l'objet de son zèle, comme aussi le but constant de ses efforts fut de soumettre parfaitement la chair à l'esprit. Sous la direction d'un saint vieillard, appelé Ésychius, connu par

 

1. Contra impug, vitae monast.

 

l'austérité de sa vie , il fit des pro grès merveilleux dans l'exercice de la pénitence et dans l'oubli de lui-même. Il redoubla ses jeûnes, ses macérations et ses veilles. Pour vaincre le sommeil et ne dormir que le temps qu'il s'était prescrit, il avait attaché une corde au mur de sa cellule, et, lorsque le sommeil était sur le point de le saisir, il prenait la corde des deux mains et se tenait ainsi suspendu jusqu'à ce qu'il fût parfaitement éveillé. Comme un vaisseau poussé en pleine mer par les vents, par les rames et les flots, Chrysostome, aidé du secours de la grâce, animé par l'exemple des anciens et surtout d'Ésychius, s'avançait rapidement dans les voies de la perfection; mais il n'est point de victoire sans combat, et Dieu, pour l'éprouver, permit au démon de lui livrer un nouvel assaut plus terrible que celui dont nous avons parlé.

XXXII. Tout à coup l'esprit du solitaire se couvre de ténèbres; le souvenir du monde et de ses plaisirs se réveille dans son âme; d'affreuses pensées de volupté, des images plus affreuses encore viennent l'obséder à chaque instant du jour et même pendant le silence de la nuit; poursuivi, pressé de toutes parts, il ne sait où se réfugier. Tout ce qu'il voit, tout ce qu'il entend, tout ce qui l'entoure fait de fâcheuses impressions dans son âme et saisit péniblement son coeur. C'est en vain qu'il lutte contre lui-même; en vain cherche-t-il à calmer son imagination, il ne se débarrasse d'une pensée importune, que pour être assailli par une autre plus importune encore (1).

«Dieu dans sa bonté, dit-il, voulait me faire comprendre ma propre fragilité et la nécessité du secours de sa grâce; il voulait me tenir dans l'humilité et me rendre plus

 

1. Pallad, cap. 12.

 

compatissant pour les misères de mes frères. La tentation n'est point un mal, ajoute-t-il, c'est un bien; elle rend les bons meilleurs encore; c'est le creuset qui purifie l'or, c'est la meule qui broie le raisin et l'olive; c'est le feu qui brûle les ronces et les épines pour purger la terre et la rendre propre à recevoir la bonne semence. Dieu, après nous avoir portés longtemps dans ses bras comme des enfants, nous jette tout à coup dans la mer pour nous apprendre à nager. La tentation est inévitable en cette vie, nul saint n'en a été exempt; c'est l'épreuve de notre foi, c'est l'exercice de la vertu, c'est une source de mérites. Que de victoires, que de couronnes elle procure ! Que sait-il, que comprend-il, celui qui n'a pas été tenté, nous dit l'Esprit saint (1)! »

Chrysostome, au plus fort de la tempête, ne perdit pas un instant courage et confiance. Convaincu que la chasteté est un don de Dieu et que l'ennemi qui l'attaque ne peut être vaincu que par la fuite des occasions, par la prière et la mortification, il redoubla ses jeûnes, ses veilles et ses austérités sous la conduite du vénérable vieillard qui l'encourageait; ses prières furent plus ferventes; il s'appliqua avec plus d'ardeur aux saintes pratiques de l'humilité. Les efforts qu'il fit, les combats qu'il soutint, les grâces enfin qu'il mérita, le firent avancer merveilleusement dans les voies les plus élevées de la perfection. Ce solitaire tenté, éprouvé, persécuté, devint en peu de temps le modèle des jeunes cénobites, l'émule des vieillards les plus consommés en vertu, et l'admiration de tous les habitants du désert.

C'est ainsi qu'avec la grâce de Dieu il trouva la vie là où il devait trouver la mort, et qu'il tourna contre le tentateur lui-même les armes perfides dont il voulait se servir pour le perdre.

 

1 De Provident., lib. I.

 

Il y avait déjà deux ans que Jean était dans les monastères des montagnes, uniquement occupé à l'étude des choses de Dieu et de celles du salut de son âme. Simple, humble, pauvre, obéissant comme le dernier de ses frères, il n'avait d'autre désir que de connaître et d'aimer Jésus-Christ, point d'autre ambition que celle d'être oublié, inconnu et compté pour rien. Mais Dieu avait d'autres desseins; il voulait qu'il fût l'oracle, la lumière et l'ange consolateur du désert, comme il devait être un jour l'oracle et le docteur de l'Orient et de l'univers.

XXXIII. Ce fut la confiance universelle qu'avaient en lui les solitaires qui le força à mettre au grand jour, par d'admirables écrits, les trésors de science et de sainteté, dont son âme était remplie.

Dans le monastère de Chrysostome se trouvait un saint religieux appelé Démétrius, remarquable par la simplicité de sa vie et plus remarquable encore par sa foi, sa charité et son esprit de mortification. Quoique arrivé à un haut degré de perfection, ce solitaire se mettait néanmoins au rang de ceux qui rampent sur la terre. La terre et ses faux biens n'étaient rien à ses yeux, et, pour tout dire en un seul mot, sa conversation, sa vie étaient célestes. Pressé par un désir toujours croissant de plaire à bien, il sollicitait depuis longtemps Chrysostome de l'aider à marcher dans la voie du ciel, et de lui donner par écrit quelques avis pour l'animer à faire pénitence. Souvent il lui baisait la main et, l'arrosant de ses pleurs, « aidez-moi, bienheureux Jean, lui disait-il, aidez-moi, je vous en conjure, à amollir la dureté de mon coeur et à faire pénitence. » Chrysostome résista longtemps, mais enfin, pressé par les instantes prières du pieux solitaire, il céda

 

1 De Compunctione, lib. I.

 

à ses désirs et il écrivit en sa faveur le Traité de la Componction que nous avons encore (1).

XXXIV. « Les instantes prières que depuis longtemps vous m'adressez, ô bienheureux Démétrius ! m'engagent aujourd'hui à faire ce que vous rire demandez. Non, je le, sais, vous n'avez pas besoin d'être exhorté au recueillement et à la componction; les nuits que vous passez dans la ferveur de l'oraison, vos prières fréquentes, les gémissements de votre coeur, les larmes abondantes que vous répandez en présence du Seigneur, cet amour si ardent que vous avez pour la solitude, le désir même que vous exprimez, sont la preuve évidente des heureuses dispositions de votre âme. Aussi, si je cède à vos désirs, c'est moins le besoin de votre âme qui m'y engage que l'amitié dont vous m'honorez, les instances que vous me faites et le profit spirituel que j'en retirerai moi-même. »

Après ce court préambule où se révèlent la douceur, la charité et la profonde humilité de Chrysostome, il prend pour texte ces paroles du Sauveur : « Malheur à ceux qui rient ! heureux ceux qui pleurent, parce qu'ils seront consolés » (1) et entrant dans son sujet, il montre la nécessité de la componction. « Nous devons gémir, dit-il, 1° parce que cette vie présente est un temps de deuil, une vallée d'exil et de misères; 2° parce que le péché règne sur la terre dans tous les états et dans toutes les conditions; 3° parce que nous sommes nous-mêmes pécheurs, et grands pécheurs, et, ce qu'il y a encore de plus déplorable, parce que nous ne gémissons pas d'être pécheurs.

« N'est-ce pas un malheur et un malheur bien digne de larmes, s'écrie-t-il, de nous voir accablés de tontes sortes de maux,et pourtant calmes et insensibles?

 

1 De compunctione. — 2 Matth., 5.

 

Sommes-nous différents des insensés qui s'exposent sans rien craindre à toutes sortes de dangers, qui disent et font sans rougir mille extravagances, pensant en même temps être les hommes les plus intelligents du monde? Ne sommes-nous pas gravement malades? nos âmes ne sont-elle pas couvertes de blessures profondes? et pourtant, y pensons-nous? que faisons-nous? Si une maladie, quelque légère qu'elle soit, vient affliger notre corps, nous courons au médecin, nous prodiguons l'argent, et nous appliquons les remèdes; les soins les plus minutieux sont employés avec persévérance; nous prenons toutes les précautions imaginables, nous avisons aux moyens les plus propres pour nous guérir entièrement; nous ne cessons d'agir enfin due lorsque la maladie a disparu; hélas! et quand nous voyons notre âme couverte de blessures, tyrannisée par mille passions, consumée par les vices, précipitée dans des abîmes, dans l'agonie de mille morts, nous n'y faisons aucune attention! Nous sommes les ennemis de Jésus-Christ., parce que notre vie est contraire aux préceptes de son Évangile; parcourez ces différents préceptes, ceux surtout de la charité, comparez-les avec notre conduite, et vous verrez que nous ne pouvons trop nous humilier et gémir. Que de médisances! que d'injures ! que de jugements téméraires! que de lâcheté dans le service du Seigneur! quelle crainte du sacrifice! et même que d'imperfections dans nos bonnes oeuvres !

« Que nous sommes différents du bienheureux Paul! Son amour pour Jésus-Christ était si ardent, il en était tellement consumé, que si, pour lui plaire, il eût fallu souffrir des tortures infinies et immortelles, il les eût embrassées avec joie. Son amour n'était point comme le nôtre, un amour mercenaire, qui n'agit souvent que par la crainte des châtiments et le désir des récompenses c'était un amour généreux, une flamme vive et pure qui le consumait, qui le pressait d'agir par le seul motif de plaire à son bien-aimé, tellement, que pour lui il eût consenti volontiers à être anathématisé. Et qu'on ne me dise pas : Paul avait la grâce! Nous l'avons aussi. Que l'on ne s'excuse pas en disant : Nous ne pouvons égaler saint Paul! Non, sans doute, s'il s'agit de dons et de miracles; car, sous ce rapport, le monde ne verra plus un nouveau Paul, mais nous pouvons approcher de sa ferveur, et si nous n'en approchons pas, ce n'est pas la grâce, mais c'est la volonté qui nous manque.

« Dieu ne demande pas de nous des miracles, mais la sainteté de la vie. Il n'est pas nécessaire d'être riche, d'avoir un tempérament robuste pour prier, pour s'humilier et gémir : la pénitence ne consiste pas précisément dans les jeûnes, les cilices et les veilles, elle consiste dans le souvenir de ses péchés et dans le regret de les avoir commis. Vous aurez l'esprit de pénitence, si vous avez sans cesse présente dans votre âme la pensée de l'enfer, et le spectacle de ce jour terrible où les anges, parcourant les rangs des hommes ressuscités, sépareront les méchants de l'assemblée des saints et les entraîneront dans l'abîme éternel. Si nous voulons avoir l'esprit de componction, sevrons notre coeur des plaisirs. Comme le feu ne peut s'allier avec l'eau, l'attachement aux plaisirs est incompatible avec la componction : l'une ne veut que des larmes, l'autre ne cherche que la joie; l'amour des plaisirs rend l'âme pesante, la componction lui donne des ailes pour s'élever au-dessus des choses créées. »

Telle est en résumé la lettre à Démétrius sur la componction. Chrysostome la termine par ces paroles :

« J'aurais pu, bienheureux Démétrius, m'étendre davantage sur ce sujet, mais comme l'obéissance seule et non le besoin de votre âme m'a engagé à écrire, il n'est pas nécessaire d'aller plus loin, c'en est même trop, car je sais à n'en pas douter jusqu'à quel point vous portez l'esprit de componction. Pour être touché de cette vertu et la pratiquer, il n'est pas nécessaire de vous entendre, il suffit de vous voir. Je termine donc, et je conjure votre Béatitude, si mon travail a pu lui être agréable, de vouloir bien, en retour, m'obtenir de Dieu la grâce, non-seulement de bien parler de la pénitence, mais de la pratiquer, car la doctrine sans les oeuvres, non-seulement est inutile, mais elle est nuisible, en ce sens qu'elle attirera une grande condamnation à celui qui aura vécu dans la négligence et dans la lâcheté.

« Ce ne sont pas ceux qui disent: Seigneur! Seigneur! qui seront sauvés, mais ceux qui auront fait la volonté du Père qui est, au ciel.»

La lecture de cette lettre avait fait de trop heureuses impressions sur Demétrius et les habitants du désert, pour que Chrysostome pût rester en repos; aussi, quelque temps après, fut-il obligé d'en écrire une seconde sur le même sujet, pressé qu'il fut par les instances des solitaires et surtout de Stéléchius.

« Vous me demandez, saint homme de Dieu, de vous écrire quelques-unes de mes pensées sur la componction, mais comment une âme aussi faible, aussi froide que la mienne, pourrait-elle s'acquitter dignement de ce devoir? Pour écrire sur ce sujet, il faut une âme de feu, tellement brillante, que, comme un fer incandescent, elle puisse imprimer ses sentiments d«ns le coeur de ceux qui les lisent. Hélas ! je suis bien loin d'avoir ce feu dévorant ; mon coeur est sans consistance comme la poussière, il est froid comme la cendre des tombeaux. »

Après avoir fait le portrait d'un coeur pénétré de componction et montré l'homme pénitent ayant des yeux et ne voyant pas, des oreilles et n'entendant pas, insensible pour le monde, mort au monde et ne vivant que pour Dieu et les choses de Dieu, foulant aux pieds les plaisirs des sens, les richesses et la gloire, il s'écrie, dans son enthousiasme pour saint Paul : « Tel était le grand Paul, qui, au milieu de la magnificence des grandes cités, était aussi indifférent pour les choses passagères que nous le sommes pour un cadavre. Il l'était plus encore, car il ne dit pas seulement : le monde est mort pour moi », mais il ajoute : « je suis mort pour le monde.» C'est une grande sagesse de regarder le inonde comme un cadavre, mais c'est une sagesse plus grande encore d'être mort au monde. Un cadavre peut nous être cher, mais entre deux cadavres, il ne peut y avoir aucun rapport ni de pensées, ni de sentiments. Paul était tellement mort au monde, qu'il n'habitait plus la terre, mais le ciel; son amour pour Jésus s'élevait non pas au troisième ciel, mais il dépassait tous les cieux. La, stature de saint Paul était Petite, mais par son amour et son zèle il surpassait infiniment tous les autres hommes. Si je comparais son amour pour Jésus-Christ à un vaste incendie qui embraserait toute la surface du globe, qui, remplissant l'espace qui sépare la terre du ciel, s'élèverait par delà tous les cieux, je ne dirais pas encore assez. Tel était aussi l'amour du saint prophète Élie, qui fut enlevé dans un char de feu; tel était celui du saint roi David qui s'écriait : « Ayez pitié de moi, Seigneur! mon Dieu! ne me reprenez pas dans votre fureur, ne me châtiez pas dans votre colère! Ayez pitié de moi parce que je suis faible, guérissez-moi parce que tous mes os sont ébranlés. N'entrez pas en jugement avec votre serviteur, parce que nulle âme ne sera justifiée devant vous si vous la jugez dans la sévérité de votre justice. (1) »

« Nous aussi, nous aurions ces sentiments d'humilité et de componction, si nous considérions 1a malice du

 

1. Ps. I.

 

péché qui est contraire à Dieu, et l'ingratitude de l'homme qui offense celui qui à chaque instant le comble de ses bienfaits. Eussions-nous mille vies à offrir au Seigneur; eussions-nous dans le coeur toutes les affections, toutes les vertus des anges et des saints, nous ne pourrions jamais assez reconnaître les bontés et les bienfaits du Seigneur. Il nous a tirés du néant et créés à son image; il a étendu les cieux sur notre tête; il les a ornés d'astres lumineux; il a affermi la terre sous nos pas ; chaque année elle se couvre de fleurs et de fruits pour notre usage; il l'a embellie de fleuves, de rivières, de lacs, de montagnes, de plantes diverses, et d'une multitude variée d'animaux de toute espèce. Le jour nous apporte ses bienfaits, et la nuit ne nous est pas moins favorable; elle répare nos forces. En nous obligeant au repos, elle conserve la vie et la santé des hommes, qui, poussés par l'avarice et l'ambition, n'eussent pas manqué d'abuser de leurs forces si la nuit ne venait suspendre leurs pénibles travaux. Dieu, en envoyant la nuit sur la terre, fait pour nous ce qu'une mère tendre fait pour son enfant; elle le berce avec amour sur ses genoux, et, jetant un voile sur ses yeux pour lui dérober le jour, elle l'invite au sommeil. »

Le saint roi David, à la pensée des bienfaits de Dieu, s'écriait : « Qu'est-ce, donc que l'homme, ô mon Dieu! pour que vous ayiez ainsi pensé à lui? » Et tout à coup pensant à nos ingratitudes, il s'écrie : « Hélas! l'homme n'a pas compris vos bontés; il s'est ravalé jusqu'à la brute , et il lui est devenu semblable. » Chrysostome , après un développement magnifique des bontés de Dieu et de l'ingratitude des hommes, s'écrie en terminant, comme s'il était lui-même le plus coupable et le plus ingrat des hommes : « Je vous prie donc, ô saint homme de Dieu! ou plutôt je vous conjure par cette confiance que vous donnent vos mérites de m'aider du secours de vos prières, afin que je puisse déplorer mes péchés autant qu'il est possible, et déposer cet immense fardeau dont je suis accablé. Demandez pour moi au Seigneur qu'après ma pénitence je commence enfin à marcher dans la voie qui conduit au ciel; demandez par vos prières que je ne tombe point en enfer, dans cet enfer où il n'est plus possible de confesser ses péchés; dans cet enfer où l'on ne peut plus être secouru par les prières d'un père, d'un ami, d'un frère, et où, privé de tout secours, au sein des ténèbres épaisses, sans consolation et sans espérance, dévoré par des feux vengeurs, on endure pour jamais des supplices infinis. »

XXXV. Autant le désert avait été réjoui et édifié des deux lettres de Chrysostome sur la Componction, autant aussi il fut troublé et affligé par la chute déplorable de Théodore, et par le scandale qui en résulta. Ce solitaire était précisément ce Théodore dont nous avons parlé, ami de Basile, ami de Maxime, ami de Chrysostome, un des jeunes hommes, enfin, qui pratiquaient les exercices des ascètes, dans la ville d'Antioche. Théodore était issu d'une illustre famille; ses richesses étaient considérables. Doué d'un grand esprit, il avait fait ses études avec distinction; il parlait et il écrivait très-agréablement. On reconnaissait en lui un bon caractère, mais aussi un peu de vanité. L'amitié qu'il avait liée avec Chrysostome et Basile, pendant ses années d'étude, lui fut d'un grand secours. Chrysostome le gagna à Dieu, et lui persuada de quitter la fonction d'avocat qu'il exerçait au palais, pour embrasser la véritable philosophie, c'est-à-dire la vie des solitaires. Théodore avait quitté le monde pour se retirer et vivre dans les montagnes. Sans aucun doute, sa démarche avait été sincère et réfléchie; il avait même, dans les commencements, goûté combien le Seigneur est doux, et plus d'une fois il s'était félicité sur le parti heureux qu'il avait pris. Mais ce n'est. pas assez d'entrer dans la vocation à laquelle la Providence appelle, il faut y répondre; la route n'est pas difficile quelquefois à trouver, mais la difficulté consiste à y marcher. Théodore se relâcha peu à peu de sa ferveur première; une fois l'attrait de la nouveauté passé, il avait regardé en arrière, et les idées du monde étaient venues l'assaillir. Ma famille est illustre, disait-il; je suis dans la fleur de mon âge; ma fortune est considérable, je pourrais briller dans le monde par mou esprit et nie faire un nom par mes talents. Pourquoi mépriser les dons de Dieu en les enfouissant? Pourquoi renoncer aux biens de la fortune, répudier la gloire et m'ensevelir tout vivant dans un tombeau? Ces réflexions inspirées par le démon, et la comparaison de sa position présente avec son état passé, tirent de funestes impressions sur son coeur, et achevèrent de renverser dans son âme toutes ses généreuses résolutions. Théodore succomba à la tentation, et, quittant le désert, reprenant le chemin de la ville, il rentra dans la vie du siècle où il se livra, sans retenue, à la vanité, à l'orgueil, aux plaisirs, et même à la débauche. Hélas! jusqu'à quel excès n'est point capable de conduire une passion mal réglée ! Les liens que Théodore avait contractés avec le Seigneur par la profession monastique ne furent plus rien à ses yeux, et, au mépris de ses saints engagements, il se disposait à épouser une jeune fille inconnue, appelée Hermione.

XXXVI. Chrysostome ayant appris la chute déplorable de son ami , en fut pénétré de la plus vive douleur. Pressé par son amitié et par son zèle, il lui tendit aussitôt la main, et fit tous ses efforts pour le ramener à de (71) meilleurs sentiments. C'est pour cela qu'il lui écrivit un grand nombre de lettres, dont deux seulement sont parvenues jusqu'à nous. Dans la première il s'écrie : « C'est avec plus de raison que le prophète que je dois aujourd'hui m'écrier : Qui donnera de l'eau â ma tête, et ci mes yeux une fontaine de larmes pour déplorer non la ruine d'une ville, non les malheurs temporels d'un peuple (1), mais la perte malheureuse d'une âme plus grande, plus précieuse aux yeux de Dieu que tous les trésors de l'univers? Ah! que personne ne me condamne si ma douleur est plus amère,, si mes larmes sont plus abondantes que celles du prophète! Je pleure la dévastation d'une âme chère à son Dieu; je pleure la désolation et la ruine du temple de Jésus-Christ; je pleure la perte de trésors immenses, le sanctuaire de Dieu renversé, l'arche sainte souillée, le propitiatoire, la table de pierre, l'urne d'or et les chérubins livrés à la profanation. Non, ma douleur n'est pas trop grande; le saint apôtre Pierre et le divin Paul ne l'eussent point condamnée. Qui pourrait retenir ses larmes, qui pourrait écouter des paroles de consolation à la vue d'une âme comme la vôtre, renversée, dépouillée de sa force, de sa beauté et de sa gloire, couverte de blessures innombrables et abîmée dans la mort? Hélas! il est donc vrai que celui qui s'était élevé jusqu'au ciel, qui ne respirait que le ciel, qui méprisait le monde et ses vanités, pour qui les plus belles femmes n'étaient que des statues, à qui l'or et les plaisirs apparaissaient aussi vils que de la boue; il est donc vrai que cet ami si cher, que cet ange de la terre est tombé? Il est donc vrai que saisi tout à coup par l'ardeur de la concupiscence il a perdu toute sa force, toute sa santé, toute sa beauté, pour devenir l'esclave des malheureuses voluptés? En apprenant vos malheurs, ô ami si cher! pourrais-je être

 

1. Jérémie, cap. 4.

 

calme? pourrais-je ne pas gémir et fondre en larmes? Et s'il est permis, s'il est juste de pleurer la mort corporelle des personnes qui nous sont chères, qui pourrait m'empêcher de pleurer la mort spirituelle de votre âme? Non, mes pleurs ne cesseront de couler que lorsque je vous verrai rétabli dans votre gloire première. Ne désespérez pas de la bonté de Dieu, vous pouvez vous convertir; votre conversion est loin d'être impossible. Ce qui est impossible aux hommes, est facile à Dieu. Si le démon a pu vous précipiter du faîte de la vertu et de la gloire dans l'abîme de la perdition et du malheur, Dieu peut plus facilement encore vous rendre à votre ancienne liberté et vous donner un bonheur plus grand encore que celui que vous avez perdu. Ne me dites pas qu'il n'y a point de pardon à espérer pour vous, que Dieu ne pardonne pas des fautes comme celles dont vous êtes coupable. Donnez-moi le plus grand pécheur de l'univers, fût-il injuste, calomniateur, impudique, débauché, sacrilège; supposez-le coupable de tous les crimes les plus horribles; supposez qu'il les a commis depuis son enfance jusqu'à sa vieillesse, et même jusqu'à l'heure de la mort: pourvu qu'il ne renonce pas à la foi, pourvu qu'il s'humilie sincèrement, pourvu qu'il se repente, je soutiens que son salut n'est pas désespéré. Si Dieu agissait par passion, le pécheur aurait lieu de craindre de ne pouvoir apaiser une colère allumée par tant de crimes, mais Dieu est toujours maître de lui-même: s'il châtie, c'est par bonté et non par un esprit de vengeance. Il nous menace, il nous punit souvent, afin de nous faire rentrer en nous-même et de nous attirer à lui. Le médecin, loin de s'offenser des injures que lui prodigue un malade en délire, fait, au contraire, tous ses efforts pour le calmer. Dès qu'il voit apparaître une lueur de raison et de bon sens; il s'en réjouit ; il applique encore des remèdes plus forts, non pour se venger des injures qu'a proférées contre lui ce pauvre malade, mais pour le guérir. Ainsi en agit le Seigneur : quand nous sommes tombés dans la démence du péché, il nous frappe, il nous applique de violents remèdes afin de nous délivrer du mal.

« Qui fut plus coupable que Nabuchodonosor, Achab et Manassès? et pourtant Dieu leur pardonna dès qu'ils s'humilièrent devant lui. Nul crime n'est irrémissible à sa bonté; il reçoit toujours un coeur contrit et humilié; en un instant un pécheur peut se réconcilier avec Dieu; la pénitence se mesure non par le temps, mais par le sentiment.

« C'est pourquoi, ô ami si cher ! pleins de confiance en la bonté divine, relevons-nous de l'état de misère où nous sommes tombés. Votre plus grand malheur serait, non pas d'être tombé, mais de ne pas vous relever; non pas d'avoir péché, mais de persévérer dans le péché. Relevez-vous donc avec courage, imitez l'enfant prodigue et comme lui écriez-vous : Je me lèverai et j'irai trouver mon père! Le démon qui sait que Dieu fait miséricorde à ceux qui se convertissent met tout en oeuvre pour jeter un pécheur dans le désespoir; mais il faut remarquer que comme celui qui a donné un verre d'eau froide à un pauvre en sera récompensé, ainsi celui-là sera en quelque sorte récompensé qui se repent de ses crimes, parce que le juge sévère qui examinera nos péchés recherchera aussi nos bonnes oeuvres.

« Si vous ne pouvez remonter à ce degré de perfection d'où vous êtes tombé, efforcez-vous du moins de sortir du triste état où vous êtes; commencez un combat si utile, et vous ne perdrez pas vos peines. Les choses les plus aisées paraissent difficiles quand on n'en a point fait l'essai; mais après les premiers efforts la difficulté s'évanouit; l'espérance succède au désespoir; l'on trouve des expédients auxquels on ne s'attendait pas. Bannissez toutes les pensées que le malin esprit vous suggère. Ce fut lui qui empêcha Judas de faire pénitence; son crime, tout énorme qu'il fut, n'était pourtant point au-dessus de l'efficacité de cette vertu.

« Relevez-vous donc, ô Théodore, ô ami qui m'êtes si cher ! prenez courage, en considérant les exemples de conversion de plusieurs personnes plus coupables que vous. Songez à ce jour terrible où le Sauveur Jésus viendra pour juger le monde. Représentez-vous la terreur de ce spectacle : le soleil et la lune obscurcis, les morts ressuscités, le juste Juge assis sur son tribunal au sommet des cieux et environné des anges, tous les hommes pâles et tremblants, la bénédiction des bons et la condamnation des méchants, la joie des justes et le désespoir des pécheurs. Voudriez-vous, par une obstination coupable et pour des plaisirs passagers, perdre les joies du ciel, et, pour un instant de volupté, vous résoudre à subir des supplices éternels?

« Méditez ces vérités, ô vous qui m'êtes si cher! et surtout ne perdez pas confiance. Je vous l'ai dit, je le répète encore, tout n'est pas perdu, ne vous découragez pas; la confiance en la bonté de Dieu sera votre salut. »

Cette admirable lettre, que divers auteurs appellent divine et que nous n'avons pu que défigurer en la résumant, est remplie des sentiments de la plus sincère amitié, du zèle le plus pur, de l'amour de Dieu le plus ardent, des idées les plus consolantes et les plus sublimes sur la bonté de Dieu à l'égard du pécheur : il est impossible de trouver rien de plus éloquent. Le pécheur qui la lit se sent consolé, soulagé; il est touché de la bonté de Dieu; nécessairement il se condamne lui-même, il se reproche son ingratitude, il rougit de sa conduite, et tôt ou tard, s’il y réfléchit sérieusement, il se convertit.

XXXVII. Théodore fut touché jusqu'aux larmes; le souvenir de la bonté de Jean se réveilla dans son coeur; il commença à déplorer en secret sa honteuse folié; mais il était arrêté par le respect humain, par l'amour des honneurs, de la gloire et de la liberté. Dans son enivrement misérable, le joug du monde lui paraissait plus léger que celui de Jésus-Christ. Ces liens retenaient Théodore; Chrysostome s'efforça encore de les briser dans une seconde lettre qu'il lui adressa.

« Si une lettre pouvait contenir des larmes et des gémissements, lui dit-il, celle que je vous envoie, ô Théodore, ami cher à mon coeur, en serait remplie. Ce n'est point parce que vous avez pris en main le gouvernement des affaires temporelles que je pleure, mais c'est parce que je ne lis plus votre nom parmi ceux de nos frères, et que vous avez brisé l'alliance sacrée que vous aviez contractée avec Jésus-Christ.

« Je ne suis pas étonné de votre chute, mais ce qui me surprend c'est votre persévérance dans le péché; ce n'est pas votre blessure qui m'effraie, mais c'est la négligence ou plutôt le refus que vous opposez à sa guérison. Eh! qu'est-ce donc qui vous retient? pourquoi restez-vous tranquille? Quand un marchand a perdu un navire brisé par la tempête, abandonne-t-il sa profession, ou plutôt n'a-t-il pas plus d'ardeur encore pour courir les mers, pour affronter les flots et les périls dans l'espérance de récupérer par de nouveaux gains les richesses qu'il a perdues? Un athlète tombé dans la carrière se déconcerte-t-il? Voyez comme il se relève promptement, comme il s'élance de nouveau jusqu'à ce qu'il reçoive la couronne! Souvent un soldat, après avoir fui devant l'ennemi, a rougi de lui-même, et tout à coup, retrouvant sa valeur première, revenant sur ses pas, il attaque avec courage et remporte la victoire. Combien de fois ne vit-on pas des chrétiens, après avoir abjuré la foi à la vue des supplices, gémir de leur apostasie, revenir dans l'arène, confesser hautement Jésus-Christ et remporter la palme d'un glorieux martyre!

Arrêtez donc votre fuite précipitée. Ne soyez pas étonné de vous-même. Il n'est pas étonnant qu'un soldat soit blessé dans un combat. Ne craignez pas de revenir, sur vos pas, et recommencez avec vigueur la sainte lutte que vous aviez entreprise. En voulant écraser la tête du serpent infernal, vous avez reçu une morsure, cela n'est pas étonnant; mais, ayez confiance, cette morsure, guérie par la grâce divine, loin de vous nuire, ne fera que vous animer davantage au combat. Tout n'est pas perdu! Vous êtes tombé au commencement de la lutte, le démon n'a pas encore éprouvé vos forces; votre vaisseau ne rentrait pas au port, chargé de richesses: il en sortait seulement pour en acquérir, quand ce sauvage pirate l'a attaqué et vaincu avec tant de fureur. Croyez-moi, l'ennemi n'a fait que vous atteindre; faites retomber sur sa tête les coups qu'il vous â portés, comme le lion, légèrement blessé, se précipite avec furie sur le maladroit chasseur. Courage, ranimez-vous,. souvenez-vous que la nature humaine est faible et fragile; oui! l'homme est facilement égaré, mais aussi il reconnaît facilement son erreur; s'il tombe promptement, promptement aussi, avec la grâce, il se relève.

« Je sais ce qui vous retient : c'est l'amour du monde. Vous m'objectez la difficulté du service du Seigneur; mais ne savez-vous pas que le Sauveur a dit : Venez à moi vous tous qui êtes fatigués et chargés, et je vous soulagerai; mon joug est doux et mon fardeau est léger?

« Vous vous faites illusion sur le bonheur que procure le monde; vous êtes sous l'influence d'un charme trompeur; le charme sera bientôt. levé, et vous trouverez le malheur là où vous espériez trouver la félicité. Et, après tout, où est le bonheur dans le monde? en quoi le faites-vous consister? Je vous entends me répondre Dans la gloire du commandement, dans les richesses, dans la renommée; dans les plaisirs.

« Oui, vous avez raison, ce sont là les choses que l'on convoite principalement, et où l'on croit trouver le bonheur; mais, si vous voulez réfléchir, vous conviendrez que c'est un bonheur bien misérable si on le compare à celui d'être à Dieu.

« Celui qui commande n'est-il pas en butte à la fureur du peuple, assujetti à ses caprices, et souvent le jouet d'une multitude abrutie? Est-il vraiment libre? s'appartient-il à lui-même? Et, d'ailleurs, combien dure son rôle? A peu près le temps que dure celui d'un acteur aujourd'hui il est empereur, il est préfet, il est commandant, il est soldat; demain il ne sera ni empereur, ni préfet, ni commandant, ni soldat : il ne sera rien.

« Mettez-vous votre bonheur dans les richesses? Mais ne rendent-elles pas malheureux souvent ceux qui les possèdent? Ne savez-vous pas qu'il est écrit : Malheur aux riches, malheur à ceux qui se confient dans leur puissance, et qui mettent leur gloire dans les richesses (1)?

« Est-ce la gloire qui vous rendra heureux? Quelle gloire que celle qui se flétrit comme la fleur des champs et qui s'évanouit comme un songe (2) !

« Le mariage est une chose honorable, mais le mariage ne vous est plus permis depuis que vous vous êtes dévoué à Jésus-Christ. Ce serait pour vous plus qu'un adultère. Du reste, quel embarras! que de peines! que de sollicitudes! Si vous épousez une femme pauvre, elle diminuera vos richesses; si elle est riche, elle s'emparera de l'autorité et vous rendra esclave; il est pénible


21/12/2010
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